Septième épisode d’une série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire. Ce mois-ci, c’est Kalindi Ramphul qui se prête au jeu, à l’occasion de la sortie de son premier roman Les jours mauves.
Vous avez été journaliste pendant dix ans avant de vous frotter au roman. Qu’est-ce qui vous a poussée à faire le grand saut ?
Au fur et à mesure que j’avançais dans ma carrière de journaliste Culture, je me suis rendu compte que je commençais à développer une forme de jalousie vis-à-vis de ceux qui créaient, qui osaient faire des choses que je ne faisais pas moi-même. C’était le signe que je n’étais pas au bon endroit de mon existence et qu’il était temps pour moi de passer de l’autre côté du miroir. J’ai toujours eu des velléités de fiction. J’écris des histoires depuis que je suis toute petite, j’ai fait des concours de nouvelles quand j’étais au Lycée. J’ai écrit un premier roman à 18 ans qui était objectivement catastrophique. Terriblement prétentieux, comme ce qu’on peut écrire quand on est jeune et qu’on veut en faire trop. L’angoisse totale. J’ai essayé de le retravailler au fil des années, mais un jour j’ai été cambriolée et l’ordinateur a disparu. J’ai envie de dire que c’est un mal pour un bien.
« Tim Burton m’a autorisée à passer ma vie à légèrement mentir. »
Kalindi Ramphul
Quel a été le point de départ de ce roman ?
Il y a un peu plus de quatre ans, mon père est décédé. Lors de son incinération, il y avait un monde fou, j’ai découvert plein d’amis, plein d’histoires que je ne connaissais pas et je me suis dit que je tenais avec lui un sujet littéraire particulièrement intéressant. J’ai commencé à imaginer ce périple entrepris par une fille avec tout un tas de personnages truculents pour répandre les cendres de son père en haut d’une montagne qu’il avait l’habitude de gravir à vélo. Et ce voyage, j’ai eu envie de le faire dans la vraie vie. J’ai proposé aux amis de mon père de partir faire un road trip jusque dans les Pyrénées. Entre-temps, le Covid est passé par là et nous a empêchés de mener à bien le projet. En écrivant ce livre, je crois finalement que j’ai pu faire ce voyage avec mon père !
À vous entendre, on voit bien que ce premier roman articule histoire personnelle et fiction. Comment avez-vous jonglé avec ces deux forces ?
Très facilement au départ, puis terriblement à la fin. Choisir l’autofiction, c’est ce qui me semblait le plus évident. Ça me permettait de piocher dans tout le bestiaire de mes amis, des amis de mon père, de ma famille. Je pouvais tirer le portrait de personnes qui ont traversé ma vie. Mais si l’incinération, l’envie de voyage sont des départs véridiques, le reste est fictionnel, et je me suis rendu compte que c’est ce qui me plaisait le plus. Cependant, à force de me défaire de la réalité et de revisiter les amours de mon père, j’ai éprouvé une culpabilité monstrueuse, réécrire l’histoire d’un mort qui ne pourrait jamais répondre. C’était un moment particulièrement douloureux surtout pendant les semaines qui ont précédé la publication. J’ai eu besoin de quelques séances de psy pour me défaire de l’idée que je trahissais mon père. Moralité : le second roman sera une aventure totalement fictionnelle.
C’est aussi de la faute du lecteur qui vient toujours chercher une forme de vérité !
Depuis la publication de mon livre, tout le monde me demande ce qui est vrai ou faux, ma famille s’insurge que tel ou tel épisode soit travesti. Or, c’est le but du roman ! Quand j’avais 12 ans, j’ai vu un film qui a vraiment changé ma vie, et pourtant ce n’est pas considéré comme un chef-d’œuvre du 7e art… Il s’agit de Big Fish de Tim Burton. Ce que j’ai retiré de ce film, c’est que c’était tout à fait OK de fictionner sa vie et de faire un mélange entre fiction et réalité. Tim Burton m’a autorisée à passer ma vie à légèrement mentir.
Pour planter le décor de votre histoire, pourriez-vous tirer le portrait de votre héroïne ?
Indira est une jeune femme qui va avoir 30 ans quand son père meurt d’un cancer. C’est quelqu’un d’assez sarcastique, d’assez désagréable, qui cultive ce sarcasme dont elle est persuadée qu’il fait le charme de sa personnalité. Elle est désabusée face à l’épreuve qu’elle doit surmonter. Elle ne sait pas comment gérer le deuil, elle n’arrive pas à pleurer. Elle a peur d’être une sociopathe. Au fur et à mesure du voyage, des rencontres et des récits qu’on va lui confier, alors même qu’elle est la moins à même de les entendre, elle va apprendre à ouvrir son cœur, à embrasser ses émotions intérieures, à se réconcilier avec la figure paternelle et avec elle-même.
C’est un personnage haut en couleur qui assume sa féminité, son désir, et en rigole, parfois, de manière très frontale…
J’ai voulu faire d’Indira un personnage un peu aux antipodes de ce que j’avais l’habitude voir dans les magazines féminins. Alors qu’ils sont censés proposer un message féministe, ils dessinent les contours d’une féminité hyper-normée, qui répond toujours au même standard. Ma vision a beaucoup évolué quand j’ai commencé à travailler pour Madmoizelle, parce que j’ai mis les pieds dans un média où les consciences étaient bien plus éveillées. Il y avait une vraie place dans l’édito pour la pensée féministe, pour les personnes racisées dont je fais partie en tant que Mauricienne. En y repensant, grossière mais drôle, désagréable parce que méfiante avec les hommes, Indira, c’est 100% moi [rires].
Elle donne à ce livre une tonalité à part, une forme de tragicomédie…
J’aime les livres qui savent conjuguer l’humour et la tristesse, qui savent rire d’une situation tragique. Emmanuelle Bayamack-Tam est mon autrice préférée. Elle le fait remarquablement bien. Je voulais marcher dans ses traces. Sa manière de traiter l’ultra-gravité avec beaucoup de légèreté, de l’esprit et du sarcasme.
Un mot sur la dédicace du livre : « À mon père qui n’en aurait strictement rien eu à faire ». Celle-ci résume-t-elle bien votre relation avec votre père ?
Mon père, comme le personnage de Suraj dans le livre, avait énormément de mal à faire face au fait que sa fille, une fois adolescente, pouvait développer son propre désir, sa propre manière de penser. J’ai échappé au programme qu’il avait pour moi. Indira ne veut pas ressembler à son père dont elle trouve la pensée étriquée et en même temps elle cherche à capter son attention. Quand j’ai écrit ce livre, j’étais en colère, dans l’incompréhension de sa mort. Mais en récoltant des témoignages, en écoutant des histoires, je me suis rendu compte que mon père n’était pas si désintéressé par moi qu’il le prétendait. La dédicace, c’était à la fois un moyen de lui témoigner mon amour et de lui exprimer l’impression que j’ai eu toute ma vie.
Quelle place avaient les livres quand vous étiez enfant ?
Toute la place du monde. Je suis fille unique et j’étais d’une timidité maladive. J’avais beaucoup de mal à m’intégrer, et me faire des amis me demandait un effort surhumain. Pour combler la solitude, entre un père qui travaillait le soir et une mère hôtesse de l’air, je me suis plongée dans les livres.
Quel est le premier livre qui vous a fait prendre conscience du pouvoir de la littérature ?
Quand j’étais petite, je dévorais les sagas comme L’Espionne du Roi-Soleil ou Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire. Néanmoins, je crois que La Joie de vivre d’Émile Zola est ma vraie première claque. Ça a bouleversé ma vision de la littérature, parce que je suis tombée amoureuse de l’héroïne qui s’appelle Pauline et qui a toutes les pires horreurs qui lui tombent dessus sans que jamais elle ne se plaigne. C’était tellement l’inverse de moi. Je l’ai d’ailleurs glissée dans mon roman, sous les traits du personnage de Beverlance, qui est juste continuellement heureux d’exister.
Avez-vous un conseil lecture pour l’été ?
Récemment, j’ai découvert l’œuvre de la romancière Sophie Divry et notamment son dernier livre Fantastique histoire d’amour. Voilà quelqu’un qui écrit des choses totalement saugrenues, mais que j’adore. On nous vend une histoire d’amour qu’on ne voit pas venir, il y a une vraie force d’évocation. On en sort en se disant : “Je ne sais pas ce que j’ai lu, c’était particulièrement bizarre, mais c’est particulièrement enthousiasmant”.
Quel est votre dîner parfait pour une soirée d’été ?
Jane Campion. La Leçon de piano a bouleversé mon adolescence. Mon idole absolue : Mike Flanagan, réalisateur de films et de séries horrifiques. Il arrive à conjuguer l’ultra-poésie et l’ultra-horreur. Enfin, Jeff Buckley. J’étais amoureuse de lui, et j’ai beaucoup écrit sur sa musique. Ce serait l’occasion pour lui de nous raconter comment il a pu mourir de cette façon.
Maintenant que vous avez définitivement mis de côté votre carrière de journaliste, quels sont vos projets pour la suite ?
Le deuxième roman est déjà en route, je suis d’ailleurs en ce moment dans les Vosges pour le terminer. J’espère le rendre à la rentrée. Sinon, je gagne ma vie en écrivant des scénarios pour le cinéma en espérant que les films voient le jour. Je participe aussi à beaucoup de podcasts. 4 quarts d’heure, un programme un peu fou que je fais avec trois amies qui marchent très bien alors que c’est de loin la plus grosse connerie qu’on a jamais faite, Le Seul avis qui compte où je fais de la critique cinéma et Laisse-moi kiffer, un podcast Madmoizelle.
À côté de ça, je donne des ateliers d’écriture tous les lundis, trois heures pour accompagner le plus souvent des femmes dans l’écriture d’un premier format court. Je finis d’écrire un court-métrage qu’on tournera à la fin de l’année, le premier dont je serais la scénariste et la réalisatrice. C’est un film d’horreur qui s’appelle Coucou, un thriller ornithologique sur la colonisation. Et enfin, je travaille sur une adaptation des Jours mauves en film avec une super production et l’aide du scénariste Mohamed Hamidi qui vient de faire L’Amour ouf de Gilles Lellouche.