Dans son roman graphique intitulé Madones et Putains, Nine Antico dépeint la condition féminine italienne du XXe siècle. Trois nouvelles inspirées de souvenirs, d’histoires vraies et de fantasmes. Un album féministe sélectionné au Festival d’Angoulême.
Après l’Amérique avec Coney Island baby (2010) et Autel California (2014), c’est en Italie du Sud – entre la Sicile et Naples – que nous emmène Nine Antico, illustratrice, scénariste et réalisatrice de cinéma française. Agata, Lucia et Rosalia : telles sont les héroïnes de son dernier roman graphique, Madones et Putains, paru il y a presque un an et sélectionné, cette année, au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême.
À l’origine de ce récit, il y a quelques souvenirs de vacances dans les Pouilles, dans la famille du père de l’autrice. « C’était l’été, le Sud, un soleil écrasant, les corps dénudés, l’éveil des sens et, dans le même temps, des images de saintes et de martyrs, à la fois pieuses et effrayantes, des rituels, des croyances », explique-t-elle pour Télérama.
Mais les images d’enfance ne sont que la première couche d’une fresque qui met mal à l’aise. « Ça parle de sexe, de guerre, de mafia… de catacombes, #lemalpartout », résume Nine Antico à l’occasion d’un post Instagram. Ces trois nouvelles abordent surtout la violence patriarcale subie par les femmes italiennes du XXe siècle.
Se marier ou manger ? Nourrir son corps ou son cœur ?
Agata ouvre le bal. Afin d’échapper au scandale public déclenché par le décès de sa mère, la comtesse Trigona – assassinée par son amant de 27 coups de couteau –, elle est placée par son père dans un sanatorium. Là-bas, elle s’ennuie, partage les histoires de la sainte dont elle porte le nom (et qui à la particularité de s’être fait arracher les seins) et s’interroge : « Quel était ce monde parallèle où la torture semblait inscrite dans la nature même de l’humanité ? Pouvait-on se préparer à souffrir pour être plus digne dans l’agonie ? »
C’est ensuite Lucia qui prend le relai. Et les questions fusent à nouveau : « Se marier ou manger ? Nourrir son corps ou son cœur ? » Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, elle est surprise avec un soldat allemand et est donc tondue. Écartée de la vie sociale, elle se transforme et emprunte des chemins sinueux.
Rosalia, enfin, est elle aussi condamnée à une vie recluse et sous protection après avoir livré le nom de plusieurs mafieux de son village. Pas facile de briser l’omerta dans un pays où la corruption menace. Mais les funérailles de Rosalia, martyre de la mafia, ont réveillé un esprit d’insurrection… Un des atouts de ces nouvelles ? Nine Antico imagine toujours des chutes surprenantes et… astucieuses !
Un trait charbonneux
En plus de porter le nom de saintes, les trois protagonistes présentent des destins sacrifiés de femmes pourtant innocentes, courageuses et déterminées. Agata, Lucia et Rosalia évoluent dans un univers glauque et parfois malsain, où les fantasmes se perdent dans de terribles cauchemars.
Tout ceci se traduit par un trait charbonneux, parfois brouillon, mais ô combien évocateur des grands drames d’un pays et de tout un pan de sa population. Que signifie aimer quand ce n’est pas le moment ? Comment user de son corps lorsqu’on sait qu’il est devenu une monnaie d’échange ? Comment obtenir le statut de saintes patronnes de Sicile ?
La bédéiste nous emporte dans un noir profond, à la découverte de ce qui est caché, refoulé. Elle interroge, avec confusion parfois, la grande histoire à la lumière de récits individuels et fictifs.
Si l’autrice se dit féministe plus qu’historienne ou chercheuse, force est de souligner son précieux travail de documentation – en atteste sa bibliographie fournie mêlant romans, films, documentaires et articles universitaires. Nine Antico dessine là une fresque sociétale qui interroge et bouscule le monde d’hier comme celui d’aujourd’hui.
Madones et Putains, de Nine Antico, Dupuis, 144 p., paru le 20 janvier 2023 en librairie.