Avec L’Illusion du mal, l’auteur Piergiorgio Pulixi signe l’un des polars les plus addictifs de l’année. L’Éclaireur vous explique pourquoi il faut absolument dévorer ce thriller italien.
Entre Milan et Cagliari, dans un scénario à la Black Mirror, l’auteur de polar sarde Piergiorgio Pulixi revisite le mythe de la justice citoyenne sur fond de violences sexuelles et de réseaux. Ce livre, publié cette année aux éditions Gallmeister, dans la collection « Totem », est bien la preuve que le polar ne cesse de se nourrir des grandes mutations sociales pour continuer à délicieusement effrayer.
La nouvelle école du polar italien
Troisième volet de la série Il Canti del Male (Les Chants du mal), traduite progressivement en français, L’Illusion du mal peut se lire seul, à l’instar d’un Connelly ou d’un Ellroy, tant l’intérêt du livre, très différent des précédents, tient à sa structure propre, au substrat sur lequel il est construit. À l’instar de toute une nouvelle génération d’auteurs italiens dont Massimo Carlotto fut le premier représentant, Piergiorgio Pulixi dépoussière ainsi le genre en l’utilisant pour sonder les nouveaux dilemmes contemporains.
Avant d’être un polar, L’Illusion du mal est ainsi d’abord un roman noir ancré dans le présent : celui d’une Italie où les violences sexuelles, comme en France, débouchent sur de trop rares condamnations et où la frustration des victimes monte jusqu’à se faire cri, au risque de l’injustice.
« La présidente planta ses yeux dans ceux de la jeune fille. Tout en ayant conscience que ce qu’elle à dire allait entacher sa carrière à jamais, elle déclara d’une traite : “Je vous demande pardon au nom du peuple italien pour cette grave injustice dont nous avons tous conscience.” Avant que l’audience n’explose dans un chœur d’imprécation, elle acquitta le pédophile parce que les faits étaient prescrits. »
Piergiorgio PulixiL’Illusion du mal
C’est sur le terreau fertile de cette colère que naît la figure du Dentiste, tueur psychopathe qui canalise ses pulsions en ciblant violeurs, pédophiles et tueurs d’enfants. Mais est-ce lui qui tue vraiment ? Profitant de l’opacité des réseaux sociaux, le Dentiste capture ses victimes et les offre par vidéo interposée à la vindicte populaire : c’est le public qui votera, sur Internet, de manière anonyme et sécurisée. Son verdict, dans les confins virtuels de cet inconscient collectif où le refoulé n’existe pas, sera évidemment sanglant.
Sonder l’inconscient collectif
Si le dispositif narratif n’est pas si original et a, depuis le premier épisode de la série Dexter, infusé dans la culture populaire, il tient ici par le brio de l’analyse et le jeu d’écho entre le réel et la fiction que l’auteur organise. Le texte, précis, est d’autant plus grinçant que tout y est plausible.
« On a la lumière et les ténèbres qui dansent ensemble, échangeant les rôles. La lutte éternelle entre le bien et le mal. C’est ça qu’on doit raconter. C’est ce que veut le public. »
Piergiorgio PulixiL’Illusion du mal
Au jeu malsain du tueur fait ainsi écho la télévision poubelle à l’italienne et l’une de ses présentatrices, très bien campée – Luana Rubicondi, du nom de la rivière que franchit César pour rentrer à Rome – et prête à tout pour offrir aux spectateurs une mythologie régressive.
Le plaisir de la nouveauté familière
Mais les audiences, celles de la télévision comme celles d’un tribunal, ne font pas justice. Les unes, dans le livre, exacerbent les tensions que l’insuffisance des autres provoque. Or, face à cette violence qui monte, à ce suspense installé en respectant les lois du genre – chapitres courts, retournements de situation bien dosés, style réaliste –, l’auteur oppose un duo de policières sardes hors normes et un criminologue addict à son chat prénommé Jessica.
Entre la fonceuse Mara et la douloureuse Eva, qui pleure sa fille morte en s’échappant à Dublin, l’alchimie prend à coups de vannes et renouvelle la figure du duo. Vito Strega, le criminologue fan de natation, avec qui elles travaillent ici, offre le contrepoint plus convenu de l’intellectuel blasé. Des figures humaines donc, bien campées par des détails subtils, mélancoliques parfois, mais vivantes, pour répondre aux lois d’une certaine modernité. On se surprend ainsi à vouloir passer les pages pour voir comment ces trois-là s’en sortent, se débattent, se sauvent, mais l’on se retient, pour savourer.
Un futur maître du polar ?
Parfaitement maîtrisé, L’Illusion du mal a donc tout du page-turner intelligent et humain. Un ouvrage d’artisan sérieux et rusé qui ne tient pas seulement grâce au suspense, mais par la solidité de la narration et du dilemme qu’il nous présente.
Construire un polar sur le meurtre de victimes relatives puisque coupables est un exercice de style difficile, mais ici réussi. Réflexif autant que haletant, l’ouvrage a tout du grand polar et confirme en France l’importance d’un auteur déjà primé en Italie. Subtil dans son humanisme, il ne nous dit pas que le mal n’est rien, mais qu’il dresse des illusions séduisantes, dont celle, paradoxale, mais délicieuse, de lire avec bonheur des histoires de meurtres bien ficelées.
L’Illusion du mal, de Piergiorgio Pulixi, Gallmeister, 592 p., 13 €, depuis le 17 août 2023 en librairie.