Entretien

Pourquoi la BD est-t-elle la meilleure des sociologues ?

29 octobre 2023
Par Clara Authiat
Tiphaine Rivière a repris “La Distinction” de Pierre Bourdieu.
Tiphaine Rivière a repris “La Distinction” de Pierre Bourdieu. ©Vollmer Lo

Les rayons BD font de plus en plus de place aux essais sociologiques dessinés. Avec humour et scènes du quotidien, l’approche dépoussière la discipline, parfois jugée trop austère. Décryptage avec Tiphaine Rivière qui vient d’adapter La Distinction de Pierre Bourdieu.

« La sociologie est un sport de combat », affirmait le sociologue Pierre Bourdieu. Comment reconsidèrerait-il sa formule alors qu’aujourd’hui quelques crayons s’affichent sur le « ring » ? Plusieurs bandes dessinées, parues ces dernières années, s’attaquent en effet à cette discipline. Une initiative salutaire, car qui n’a pas déjà été découragé face à un gros pavé de sociologie ? Ces enquêtes pourtant passionnantes, qui décryptent nos sociétés, nos manières de vivre, nos goûts, sont souvent une véritable prise de tête pour le lecteur lambda… Pour sortir ces recherches du seul milieu universitaire, la bande dessinée s’empare désormais du sujet. 

À travers des récits intimes, historiques ou encore fictifs, le 9e art éclaire, lui aussi, une part du réel. Ainsi, la collection de BD Sociorama, lancée en 2016 par les éditions Casterman, s’attache à faire connaître un univers socioprofessionnel méconnu et les mécanismes sociaux qui sont à l’œuvre. Un ou une sociologue forme alors un duo avec un dessinateur ou une dessinatrice afin de mener une enquête, pensée pour être rendue en BD. Un projet passionnant qui n’est pas sans rappeler celui mené par La Revue dessinée (pour les enquêtes journalistiques).

Autre exemple : dans la bande dessinée Riches : pourquoi pas toi ? (Dargaud, 2023) de Michel et Monique Pinçon-Charlot, l’humour accompagne chaque observation et compte rendu de résultats. À leur manière, ces différentes enquêtes dessinées révèlent une facette de la société, racontée sur un mode certes divertissant, mais surtout sans perdre en précision. 

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En outre, le dessin prolonge le propos grâce à l’illustration des gestes, des vêtements, du décor… Cela rend concrètes, quotidiennes, des notions qui restaient à l’état d’idées. Ce qui n’est pas sans réjouir les universitaires. Cette diversification des modes d’écriture et de diffusion des sciences sociales permet ainsi de « bouleverser les habitudes de recherche et donc de faire un meilleur travail scientifique », constate Pierre Nocerino, chercheur spécialisé sur la bande dessinée, dans une interview accordée au média Nonfiction.

Bande dessinée et sociologie font-elles réellement bon ménage ? Afin de cerner ce phénomène éditorial et d’éclaircir les subtilités de ces albums, L’Éclaireur a rencontré Tiphaine Rivière, autrice d’une adaptation en bande dessinée de La Distinction de Pierre Bourdieu (aux éditions Delcourt, qui viennent de lancer une nouvelle collection de BD de sciences sociales avec les éditions La Découverte). Cette autrice-dessinatrice, qui a raconté son parcours de thésarde dans Carnet de thèse (Seuil, 2015), croit en une sociologie à la fois rigoureuse, accessible et divertissante. Interview.

Avec cette BD, vous ne vous êtes pas contentée d’adapter l’enquête de Pierre Bourdieu, vous vous l’êtes approprié afin d’imaginer une vraie fiction. Comment vous y êtes-vous prise ?

J’ai lu La Distinction de Bourdieu plutôt sur le tard. Je devais avoir dépassé la trentaine. L’essai fait plus de 700 pages, il est très dense et assez difficile à lire. Ça m’a pris un mois entier… Pour réaliser cette bande dessinée, je n’ai donc retenu que ce qui m’avait marquée et véritablement touchée. Ça m’a fait une première sélection pour l’écriture du scénario. Ensuite, il fallait que je trouve un lieu où tous les milieux sociaux se retrouvent. Alors même que dans la réalité, ils ne se retrouvent presque jamais dans les mêmes endroits… J’ai donc choisi un lycée, car cela m’a permis d’avoir un personnage qui explique ces concepts sociologiques.

Couverture de la BD La Distinction. ©Éditions Delcourt

La Distinction de Pierre Bourdieu est paru en 1979. Comment remet-on un tel essai au goût du jour ?

Dans mes bandes dessinées, j’aime insérer beaucoup d’humour. Avec cette classe de lycéens, l’avantage c’est qu’ils peuvent être drôles, donc c’est vivant. Et je voulais à tout prix éviter la caricature ! Que mes personnages ne soient pas de simples fantômes qui portent des concepts… Donc je ne pouvais pas faire un personnage par milieu social. Or, le problème lorsqu’on a beaucoup de personnages dans une BD, c’est qu’on est obligé de les rendre caricaturaux, sinon c’est compliqué à suivre pour les lecteurs et lectrices. Donc, il fallait éviter la caricature, tout en étant obligée d’en faire un minimum.

Grâce à la BD, les sciences sociales sont présentées sous une forme incarnée. L’objectif est-il ainsi de les rendre davantage accessibles ?

En lisant l’enquête de Bourdieu, j’ai eu le sentiment de faire ma propre psychanalyse sociale. Il me semblait alors important que l’on ait tous, en particulier les jeunes, les moyens d’avoir accès à ces outils de réflexion. Bourdieu a tendance à être interprété comme celui qui met tout le monde dans une case. C’est faux ! Personnellement, je trouve que c’est un propos émancipateur. Une fois qu’on a pris conscience des différents systèmes de valeurs, on devient mobile à l’intérieur de ça. Si l’on ne le conscientise pas, on est cloisonné. Puis, lorsque je me lance dans une BD, j’aime savoir à qui je m’adresse. Pour m’assurer de son accessibilité, j’ai fait des tests sur mes neveux, jusqu’à ce qu’ils la lisent d’une traite et avec plaisir.

En quoi le medium dessiné est-il adéquat pour restituer les enquêtes de sciences sociales ?

Paradoxalement, je suis assez mitigée là-dessus… Sur 300 planches de BD, on en dit moins que dans les 700 pages de l’essai La Distinction. Donc il y a un appauvrissement du propos qui est inévitable. En revanche, je pense que la fiction et le dessin permettent de raconter des choses que l’on ne peut pas écrire dans l’essai. Ainsi, la fiction crée une empathie avec les personnages : on peut rentrer dans leur tête, voir comment ils s’habillent, parlent, bougent… Ce sont des petits détails qui prolongent le propos de l’essai originel. Par exemple, j’ai dû choisir comment décorer les toilettes ou encore le papier peint des différentes chambres. On perd forcément une partie avec la BD, mais on gagne ailleurs.

C’était donc un vrai défi pour vous ?

Absolument ! Mais j’ai beaucoup aimé. En général, je ne veux pas que mes personnages portent des propos. Lorsque je lis une fiction, j’ai horreur qu’on me dise quoi penser. J’appréhendais cette BD, car c’est normalement tout ce que je déteste [rires]. J’ai donc essayé d’imaginer des personnages tellement vivants qu’on en oublie qu’il s’agit d’une enquête sociologique. Ainsi, les personnages débordent toujours des concepts qu’ils sont censés incarner. Dans certaines planches, ils représentent quelque chose et puis, parfois, non. Cette liberté-là était intéressante à travailler et j’aime avoir des difficultés à surmonter, ça reste de la recherche !

Pour finir avec une recommandation… Mis à part Bourdieu, quel autre sociologue vous passionne ? 

J’aime beaucoup Erving Goffman. Ce sociologue s’est intéressé à toutes les petites choses du quotidien qui, en réalité, remettent en cause le fondement même de ce qu’est être humain. C’est passionnant !

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