La journaliste spécialisée dans la représentation des minorités, des sexualités et de l’adolescence dans les séries publie un essai dense et fascinant sur l’apport culturel et sociétal de cette production culte. Sept saisons, entre 1997 et 2003, qui ont marqué à jamais la pop culture.
Dans quel contexte avez-vous découvert Buffy contre les vampires ?
J’avais à peu près 14 ans, et je vivais des moments difficiles au collège. C’est une période assez cruelle. Dès le début, j’ai été happée par l’univers de Buffy et par sa puissance. Les histoires, la mythologie, Sarah Michelle Gellar et la répartie de son personnage m’ont passionnée. La série génère tout de suite une forte identification.
J’aurais voulu être Buffy ou avoir une Buffy à mes côtés. Ce show, c’était une bouée de sauvetage au début de mon adolescence et j’entretiens vraiment un rapport très émotionnel avec lui. Aujourd’hui encore, je la considère comme une production culte et très pertinente.
La série comporte près de 150 épisodes. Comment vous êtes-vous préparée avant de vous lancer dans l’écriture de votre livre ?
Je binge Buffy tous les deux ou trois ans ! Cette fois-ci, j’ai pris des notes. Je me suis aussi lancée dans la lecture des Buffy Studies, tout ce corpus universitaire écrit dans les années 2000-2010 aux États-Unis. Près de 200 textes et une trentaine de livres analysent la série sous tous les prismes possibles. Il a fallu développer ma pensée, au-delà de compiler cette matière.
« Derrière les démons en caoutchouc, il ya un vrai réalisme émotionnel et une qualité d’écriture. »
Marion Olité
Vous avez notamment remarqué que Buffy est née entre deux vagues de féminisme…
Le créateur, Joss Whedon, a été élevé par une maman engagée qui a participé à la deuxième vague de féminisme, celle des années 1970 – qui militait notamment pour la libération sexuelle et le droit à l’avortement. À l’université, il a eu des professeures de cinéma qui lui ont appris la différence entre le female gaze et le male gaze [regards féminin/masculin qui, pour le second, tend à sexualiser le corps des femmes, ndlr].
Dans les années 1980, c’est le début de la troisième vague [avec l’intersectionnalité des combats, ndlr], mais elle est encore timide. Joss Whedon se rend bien compte que le patriarcat existe encore, et partout. Buffy se situe aux intersections de ces vagues et parle des sujets féministes qui seront très importants dans la quatrième vague qu’on a vécue dans les années 2010 [contre le harcèlement, la misogynie sur Internet, les représentations sexistes dans les médias, ndlr].
Pourquoi comparez-vous Buffy à une sorte de conte de fées dès le début de votre essai ?
Si Buffy est une série aussi riche, c’est parce qu’elle se compose d’influences multiples. Parmi celles-ci, il y a le conte de fées, un genre hyper intéressant pour parler du passage à l’âge adulte, à hauteur d’enfants, de préados, pour aborder leurs peurs et démons intérieurs de manière métaphorique. Cette héroïne est l’une de ces adolescentes. C’était le projet de Joss Whedon depuis le début : leur donner un role model.
Au départ, elle a envie d’être une princesse, de s’intégrer dans cette société, d’être une jeune fille normale. Son prince charmant – certes un peu défaillant –, c’est Angel ! Les autres personnages peuvent être également vus comme des archétypes de contes de fées : Tara et Willow sont les sorcières, Xander, le fou du roi, Spike, prince charmant-dragon comme Angel, Oz, le loup-garou…
Qui plus est, certains épisodes s’inspirent directement de ces mythologies, comme celui qui rend hommage à Ansel et Gretel, ou ceux qui resituent dans l’histoire la place des sorcières. Dans l’épisode Intolérance, Buffy et Willow sont accusées à tort de sorcellerie ; l’occasion de rappeler que ces femmes ont été victimes de féminicides de masse. Finalement, Buffy aborde les mythologies avec précision, contrairement à d’autres séries.
Vous citez notamment Tara et Willow, un couple qui constitue une révolution, car il s’agit d’une relation sentimentale entre deux femmes au long cours.
C’est une relation déployée, développée par les scénaristes sur une cinquantaine d’épisodes. La série montre une scène de sexe lesbien et ça aussi, c’est une grande première. Mais leur relation est l’objet d’un autre héritage, malheureux : le personnage de Tara est victime d’une balle perdue.
La mort d’un personnage lesbien est devenue un type d’histoire récurrent, un trope. Ça a imprégné la culture populaire. Dans la fiction, les personnages LGBTQIA+ ont souvent des destins funestes. J’espère que tout mon amour pour Buffy transpire tout au long du livre, mais je mène aussi une réflexion critique.
Votre travail d’analyse a-t-il changé le regard que vous portiez sur la série ?
Il faut bien garder en tête le contexte du tournage : on n’était pas en 2023, mais à la fin des années 1990. Certaines caractéristiques de personnages ne passeraient plus aujourd’hui. Je pense notamment à Kendra, un protagoniste progressiste. En effet, c’est la deuxième tueuse qu’on voit dans la série, c’est une femme à la peau noire et elle est traitée comme une altérité de Buffy.
Cependant, elle a un accent jamaïcain marqué (coupé dans la version française) et l’actrice n’était pas d’accord pour ça. Buffy se sent menacée par Kendra et, plusieurs fois, elle la déshumanise, la dénigre. Elle va jusqu’à imiter son accent. Ça ne passerait plus aujourd’hui.
Le personnage de Xander peut aussi être problématique. Quand j’avais 15 ans, je ne le trouvais pas toujours intelligent, mais plutôt sympathique. En réalité, il est tiraillé. Il a envie d’adhérer à une masculinité traditionnelle pour se sentir puissant, tout en voyant à quel point combien c’est débile. C’est un protagoniste intéressant, mais il est très possessif avec Buffy.
John Whedon a dit en 2020 qu’aujourd’hui le personnage de Willow serait ouvertement bisexuel. À quoi ressemblerait alors la série ?
Elle serait tellement queer ! Le sous-texte l’est déjà énormément. Buffy, elle-même, est un personnage qu’on peut lire comme LGBT : elle combat des démons, elle est seule, sa mère ne la comprend pas, elle choisit sa famille. Je pense à Faith également. Eliza Dushku, l’actrice qui la portait, le disait publiquement : Faith était bi.
Aujourd’hui, Spike et Angel seraient aussi beaucoup plus queer. Il y a déjà une grosse tension homoérotique entre eux, qui se voit d’ailleurs plus dans le spin-off Angel que dans Buffy. Mais à l’époque, la bisexualité n’était qu’une phase, on était gay ou hétéro, c’est tout.
C’est ce sous-texte, inédit à l’époque, qui rend Buffy si culte et si dense ?
Oui ! Le point de départ est littéral : le lycée, c’est l’enfer, donc on y trouve plein de démons intérieurs à combattre. Grâce au mélange des genres – le fantastique, le comique, le dramatique –, de nombreux sujets sont abordés.
Au fond, Buffy, c’est la vie et c’est pour ça que ça fonctionne aussi bien ! Même l’humour et le langage des personnages fonctionnent encore plutôt pas mal aujourd’hui. Derrière les démons en caoutchouc, il y a un vrai réalisme émotionnel et une qualité d’écriture.
Des observateurs ont même compté entre cinq et dix clins d’œil culturels par épisode.
Toutes les références qu’il y a dans Buffy participent à nous inclure dans son monde et la série s’intéresse à des sujets et des univers très différents. Elle nous pousse à aller nous renseigner sur la Bible, le cinéma de genre, la littérature ou encore les mythologies. Les personnages eux-mêmes ouvrent des livres, citent des films, des actrices, des acteurs… C’est aussi ça toute la beauté de la pop culture.
Quels sont vos épisodes préférés ?
C’est impossible à dire ! Mais il y a des épisodes pour lesquels j’ai une affection particulière. J’aime beaucoup l’épisode Halloween de la saison 2, celui où ils deviennent leur costume. Il permet à Joss Whedon de se moquer des stéréotypes de genre. Buffy est une demoiselle en détresse et Xander un militaire. Les genres masculin et féminin, ce qu’on attend d’une femme, d’un homme, ne sont que des déguisements que l’on peut retirer.
Dès la saison 2, le créateur joue avec les codes de sa série. Je peux aussi citer Un silence de mort, un épisode quasi muet. On n’a jamais vu ça ! Beaucoup proposent une véritable recherche formelle qui n’oublie pas l’émotion. Il y a aussi Voix intérieures, qui a quasiment prédit la tuerie de Columbine et nous parle de la solitude de tous les élèves (les harceleurs, les harcelés, les populaires) sans les juger.
Josh Whedon a été accusé par plusieurs personnes de management toxique, d’abus… Comment ces révélations ont-elles impacté votre travail et votre vision ?
J’étais assez dévastée. On savait que Joss Whedon était control-freak, mais sympathique et publiquement féministe. Au moment des révélations, beaucoup se sont sentis trahis. Je me suis demandé si ça valait le coup de continuer. J’écris un essai sur une série qui “empouvoire” les jeunes femmes et, en coulisses, le mec “désempouvoirait” ses propres actrices. Je dois avouer que j’ai regardé Buffy différemment. Des personnages sont particulièrement cruels les uns envers les autres.
« Je ne vois pas d’héroïne aussi universelle et puissante que Buffy. »
Marion Olité
On comprend mieux pourquoi le personnage de Charisma Carpenter, Cordelia, est aussi maltraité, à la lumière de ce que l’actrice a vécu sur le tournage. Mais j’ai aussi vu ces actrices, traumatisées par certains comportements de Joss Whedon, rester fières du travail fourni et de ce qu’elles ont sacrifié pour que la série soit ce qu’elle est. Avec la chute de Whedon, c’est aussi tout le travail des équipes autour qui est mis en lumière.
Pourquoi Charmed, entre fantastique, humour, drame, romance, sortie à la même époque, n’a pas autant marqué les spectateurs ?
J’aimais beaucoup Charmed, mais c’est moins bien écrit, il y avait moins de sous-texte. Ça ne m’étonne pas qu’il y ait eu un reboot, parce qu’il y a vraiment quelque chose à faire avec ! Mais il n’y avait pas la même ambition.
C’est dommage, parce que cette série avait été écrite par des femmes, alors que ce n’était pas le cas avec Buffy. Cependant, Joss Whedon avait son “agenda féministe”. Il savait exactement de quoi il voulait parler dans chaque épisode : violences conjugales, persécution…
Finalement, quel est l’héritage de Buffy sur les écrans ?
Il est partout ! Damon Lindelof, le créateur de Lost, a toujours dit être très fan de Buffy. D’ailleurs, les twists à rebondissement de sa série s’en inspirent. Tous les épisodes musicaux qu’on a pu voir derrière, dans les Grey’s Anatomy et compagnie, viennent aussi de Buffy ! Je pense à Bojack Horseman aussi, dont certains épisodes proposent une véritable recherche formelle.
Par ailleurs, le sous-genre créé par le show, le teen-drama fantastique, est très exploité par les plateformes, pour le meilleur ou pour le pire. D’un point de vue scénaristique, on a retrouvé le style Joss Whedon à Hollywood où il a travaillé. Buffy reste une référence parce qu’elle n’a jamais été égalée. C’est une mythologie comparable à Star Wars ou Harry Potter. Je ne vois pas d’héroïne aussi universelle et puissante qu’elle.