Décryptage

La sorcière : icône de la pop culture, de bouc émissaire à star des réseaux sociaux

04 février 2022
Par Agathe Renac
À la fin des années 1990, les sorcières sont devenues des stars du petit et grand écran.
À la fin des années 1990, les sorcières sont devenues des stars du petit et grand écran. ©Warner Bros.

De Blanche-Neige aux Nouvelles Aventures de Sabrina, la représentation de la sorcière a évolué. Portée par les mouvements féministes des années 1960, elle s’est complexifiée, jusqu’à devenir un véritable phénomène.

Samantha Stephens, les sœurs Halliwell, Maléfique… Les histoires de sorcières ont bercé notre enfance et nous ont suivi jusqu’à l’âge adulte. Tantôt figure d’épouvante, tantôt protectrice des mortels, leurs missions et caractéristiques ont évolué au fil des siècles. Des contes de Perrault aux comptes Instagram, plongée dans cet univers sombre et magique.

L’ennemi public numéro 1

Alix Paré (autrice de Sorcière – De Circé aux sorcières de Salem) situe les premières mentions de suspicions de sorcellerie en 1330. Puis, au milieu du XVe siècle, la chasse aux sorcières est lancée. Des personnes considérées comme hérétiques sont condamnées par le pape. « On juge des hommes et des femmes qui viennent de petits villages reculés, des montagnes, explique l’historienne de l’art. Leur façon de vivre est différente du modèle dominant et ça dérange. » Très rapidement, les condamnations se focalisent sur les femmes et de moins en moins d’hommes sont impliqués dans la sorcellerie. « Ce sont des femmes marginales, qui gênent. On dit qu’elles pactisent avec le diable. »

La Chasse aux sorcières, Nicholas Hytner (1996).©20th Century Fox

Si aujourd’hui la figure de la sorcière et la pratique d’une forme de sorcellerie sont associées aux mouvements féministes, celles qu’on accuse de sorcellerie ne sont pas, à proprement parler, proféministes. « À l’époque, le concept n’existe pas, elles ne s’érigent pas contre le patriarcat », souligne l’autrice. Pour elle, on a tendance à penser que tout le monde était misogyne dans l’Antiquité et que les choses ont progressivement évolué, dans le bon sens. « Mais c’est faux. Il y a des périodes durant le XIe et XIIe siècle où les femmes avaient plus de droits en termes de divorce, de profession. Et le XIXe, c’était la cata, car il y a eu de gros reculs. Durant la Révolution, elles n’avaient pas le droit de se réunir pour parler de politique, par exemple. »

La chasse aux sorcières intervient durant une période très misogyne et certaines femmes dérangent, car elles sont trop libres, elles diffèrent trop de la norme. Les veuves en sont un parfait exemple. « À cette époque, la femme est soumise à son père, puis à son mari. Mais si elle se retrouve veuve, jeune, elle n’a pas l’obligation de se remarier, surtout si elle a déjà eu des enfants qui lui assurent sa descendance. Donc ces femmes étaient jugées marginales, car autonomes. » D’autres apprennent la médecine par les plantes alors qu’elles ne savent ni lire ni écrire. « C’est suspect, car elles ont une trop grande puissance pour leur statut de femme. » Une puissance qui dérange : le bouc émissaire est tout trouvé.

La création d’une figure d’épouvante

Dans l’histoire de l’art, la première représentation de sorcières date de 1440. « C’est une petite enluminure dans un manuscrit gothique, Le Champion des dames de Martin Le Franc, qui raconte un des premiers procès. » On y voit deux femmes qui portent des robes à capuche. L’une est assise sur un balai, l’autre sur un bâton. « Elles sont représentées avec des outils de la vie quotidienne car on imagine qu’elles les utilisent pour faire du mal », complète Alix Paré. Elles prennent le balai (avec lequel elles sont censées faire le ménage) pour s’envoler et rejoindre le diable la nuit, et se servent du chaudron (initialement prévu pour la soupe des enfants) pour faire des poisons.

Blanche-Neige et les sept nains (1937).©Disney

Le chapeau pointu arrive plus tard, quand la chasse aux sorcières est terminée. « Elle finit au XVIIe siècle, et l’accessoire apparaît au XVIIIe, quand elles sont plutôt considérées comme des personnages de contes. » Cette image stéréotypée va être véhiculée et consolidée par la littérature. Que ce soit au XVIIe siècle avec les contes de Perrault ou au XIXe avec ceux de Grimm, ce sont toujours des personnages négatifs. Et deux mondes s’opposent : la magie blanche des fées, contre la magie noire des sorcières.

Des premiers pas à l’écran toujours aussi clichés

Soline et Nicolas Baptiste sont docteurs en histoire et écrivent un livre sur « la figure de la sorcière dans l’histoire, entre réalité et fiction ». Ils situent sa première apparition à l’écran en 1933, dans Betty Boop in Snow-White, où elle affronte la pin-up. Que ce soit dans les Disney, avec Blanche-Neige, ou dans les films, l’apparence de la sorcière répond à certains clichés : une vieille femme au nez crochu et au chapeau pointu, qui porte un vêtement noir et se déplace sur un balai.

« Ce qui compte, c’est la figure d’épouvante, résume le docteur en histoire. Son rôle psychologique est d’être quelqu’un de malveillant, l’antagoniste négatif. » Le Magicien d’Oz en est le parfait exemple. D’un côté, la gentille et belle Glinda, avec sa robe barbe à papa et sa baguette magique. De l’autre, la méchante et repoussante Elphaba, avec son visage vert, ses verrues et ses mains crochues. Le message délivré aux enfants est clair : le mal est associé à la laideur, et la gentillesse à la beauté.

Une réécriture du personnage portée par les mouvements féministes

Alix Paré note une reconsidération de l’histoire des femmes au XXe siècle. « Des collectifs militants et des historiens se sont intéressés aux procès de sorcellerie. Ils ont publié des chiffres et des estimations, 300 ans après. Ils ont voulu comprendre ce qu’il s’était passé, car très peu de spécialistes s’étaient emparés du sujet. » Dans les années 1960, des groupes comme WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) ont donné une nouvelle image au personnage. Pour elles, les sorcières sont des femmes puissantes (une théorie toujours d’actualité des décennies plus tard, en témoigne le best-seller de Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes).

Elizabeth Montgomery et Dick York dans Ma sorcière bien-aimée (1964).©ABC

« Elles revalorisent leur image en disant que ce ne sont pas des femmes méchantes, mais des victimes du patriarcat, souligne l’historienne de l’art. Les sorcières peuvent désormais prendre les traits d’un personnage gentil auquel on peut s’identifier positivement. » En 1964, la série Ma sorcière bien-aimée marque un changement dans la représentation des femmes à l’écran. Elle parle de leur charge mentale et humanise aussi la figure de la sorcière, en montrant qu’elle peut être bénéfique pour les autres et s’insérer dans la société.

Le personnage et son intérêt scénaristique séduisent le monde entier, jusqu’à s’exporter au Japon durant le XXe siècle. « Les Japonais ont été fascinés par elle et ont décidé de l’adapter à l’univers kawaï avec les mangas et les anime, notamment à travers Kiki la petite sorcière, en 1989, qui met aussi en scène une figure positive », explique Alix Paré.

Un personnage plus humain, et au cœur du récit

À partir de ce moment, « les sorcières deviennent des stars du grand écran », s’amuse Soline Baptiste. Elle explique qu’il y a une ambivalence dans sa représentation, jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. « Avant, c’était soit la jeune femme séductrice, la beauté vénéneuse, soit la vieille dame au nez crochu, repoussante. Mais ensuite, les deux figures fusionnent et on commence à avoir des sorcières jolies, jeunes, positives comme négatives. Il y a un raffinement de l’épouvante. » La méchanceté est esthétisée, et la beauté n’est plus nécessairement vénéneuse.

Charmed (1998-2006).©Warner Bros.

« Elles deviennent plus complexes, complète Alix Paré. On sort de ces héroïnes un peu classiques comme Marilyn Monroe, des blondes aux yeux bleus, qui sont douces, sensuelles, gentilles, un peu naïves… Là, les femmes peuvent aussi être mystérieuses, gentilles ou méchantes, mais avec une complexité psychologique. On est loin des années 1990 et de Clueless, avec des petites nanas mignonnes. On cherche plutôt des héroïnes plus tourmentées. »

Charmed et Harry Potter deviennent « des modèles plus intéressants pour les jeunes filles que la fée, qui est trop univoque », avance l’autrice. Les sœurs Halliwell combattent les démons, sauvent le monde, gèrent leurs galères amoureuses et montrent l’importance de la sororité. Et, sans le génie d’Hermione Granger, Harry et Ron seraient toujours bloqués dans le Filet du diable et la saga se serait arrêtée au premier film.

Réécrire l’histoire au profit d’une psychologie plus complexe

Les gentilles sorcières se développent, et les méchantes se complexifient. « Maléfique est épouvantable, elle fait peur, mais Disney a voulu justifier ses actions, explique Nicolas Baptiste. Il y a cette allusion au fait que ses ailes aient été coupées par un homme pendant son sommeil, pour s’accaparer ses pouvoirs. Ça ne fait pas partie du récit précédent, mais ça montre une sorte de viol du personnage, qui permet de s’identifier davantage à elle. Tout le monde se révolterait contre ça. »

Maléfique, Robert Stromberg (2014).©Disney

Des réécritures qui permettent d’humaniser les sorcières, mais qui rendent parfois le scénario incohérent. « Dans Les Nouvelles aventures de Sabrina, elles rendent hommage au Seigneur de la nuit mais protègent les humains, avance Soline Baptiste. C’est hyper paradoxal et schizophrène. On peut réécrire l’histoire pour rendre le héros plus complexe, mais ça risque de créer des failles d’écriture. »

Un personnage qui répond à des préoccupations actuelles

Buffy contre les vampires, The Craft : les nouvelles sorcières, American Horror Story: Coven… Depuis les années 1990, l’intérêt pour les sorcières n’a cessé de grandir. Entre les reboots et les créations originales, elles sont devenues une figure incontournable de la pop culture. « Le personnage de la sorcière correspond bien aux préoccupations actuelles, justifie Alix Paré. Les femmes ont envie d’être puissantes, indépendantes, de rêver… Elles ont aussi leur part d’ombre, ce qui fait qu’elles sont intéressantes et originales. Si c’est autant à la mode, c’est parce que ça correspond à un besoin sociétal. »

American Horror Story: Coven (2013).©FX

Pour elle, la sorcière répond à une autre nécessité : celle de rêver. « On est dans une société où il y a une angoisse (du climat, du chômage, des attentats…). Dans ces périodes, les gens ont besoin de s’évader. Et la magie est un bon moyen. D’où le grand retour de l’ésotérisme auprès des 20-35 ans. »

Une nouvelle sorcière 2.0

Les millennials ont longtemps attendu leur lettre d’admission à Poudlard. Mais le facteur n’est jamais passé et ils ont décidé d’intégrer la magie dans leur vie, d’une autre façon. Tarot, astrologie, cristaux… Sur les réseaux sociaux, les comptes spécialisés se multiplient. Parmi les plus connus, The Hood Witch partage ses conseils pour devenir une vraie sorcière (comment protéger son aura, comment se servir d’un tarot…), et Silent Jill purifie sa maison des énergies antérieures avec des « passeurs d’âmes » et explore des lieux hantés. Victime de son succès, la newsletter de Jack Parker s’est carrément déclinée en livre. Dans Witch Please, elle délivre toutes ses connaissances sur la sorcellerie.

Dès les premières pages, elle assume être « partagée » : « Mon esprit rationnel mise sur une part d’effet placebo, mais je crois aussi sincèrement qu’il y a des choses qu’on s’explique moins facilement. (…) J’aime croire à la magie, aux esprits, aux mélanges d’ondes, de flux et d’énergies. » Pour Nicolas Baptiste, ce regain d’intérêt s’inscrit dans un mouvement plus global de la redécouverte des mondes anciens : « On se demande si ce n’était pas mieux avant et on veut retrouver cette espèce de liberté sauvage initiale. »

The Craft : les nouvelles sorcières, Zoe Lister-Jones (2020).©Blumhouse Productions

Aujourd’hui, la sorcellerie est devenue une pratique personnelle et intime, que « chacun fait à sa sauce, explique Jack Parker dans son grimoire. Il y a des courants plus codifiés – comme la wicca, qui est une religion à part entière (…) et des parcours plus libres où on pioche un peu selon ses inclinaisons et sa culture. » Une quête de sens dans un monde instable et inquiétant.

Vieille femme effrayante, beauté dangereuse, sauveuse de l’humanité, star d’Instagram… La sorcière a emprunté des visages bien différents. Aujourd’hui, Nicolas Baptiste s’interroge : « Si la sorcière, les zombies et les monstres continuent de s’humaniser, qu’est-ce qui va s’imposer comme personnage d’épouvante dans le futur ? » Quelle figure le petit et grand écran vont-il diaboliser ? Vont-ils aller chercher l’horreur dans le surnaturel, ou au cœur de la nature humaine ?

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste