Décryptage

« The Office » : 20 ans après, le malaise est toujours aussi culte

18 avril 2025
Par Catherine Rochon
"The Office" : 20 ans après, le malaise est toujours aussi culte
©NBC

Comment une série devient-elle un phénomène ? Comment parvient-elle à imprégner durablement la pop-culture ? Alors que la version américaine « The Office » célèbre ses 20 ans, retour sur les raisons de l’incroyable succès de cette série culte qui ne payait pourtant pas de mine sur le papier.

Comment un récit prenant place dans les locaux beigeasses d’une société de vente de papier lambda est-il parvenu à intégrer le panthéon des meilleures séries de tous les temps ? Comment ses anti-héros un tantinet paumés ont-ils inspiré des kyrielles de mèmes et des ribambelles de répliques cultes ?

Nous avons interrogé l’autrice du livre Dans les bureaux de The Office – L’humain derrière l’humour, Marie Casabonne, lors du festival Séries Mania 2025. Elle revient sur l’humour « cringe » de The Office, ses personnages aussi insupportables que touchants, l’inoubliable figure de Michael Scott et sur ce qui fait la singularité de ce show iconique que les jeunes générations se réapproprient même aujourd’hui.  

Peut-on dire que le remake américain de The Office a éclipsé son modèle original britannique ?

Oui, absolument. Bien sûr, la version anglaise est super aussi. Mais le remake a dépassé l’original pour plusieurs raisons. Déjà, pour le casting. La carrière de Steve Carell a explosé entre la première et la deuxième saison, notamment avec le carton du film 40 ans toujours puceau. Ricky Gervais, son équivalent anglais- et créateur de The Office-, est connu, mais pas aussi célèbre.

Et puis il y a aussi la longévité. La version anglaise est très courte : deux saisons de six épisodes et un double épisode. Ça se regarde en un week-end, voire une journée. Alors que la version US fait… neuf saisons.

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Comment cette série a-t-elle réussi à s’affranchir du modèle classique des sitcoms ?

Je dis souvent que The Office, c’est un peu l’anti-Friends. Dans les deux versions, anglaise et américaine, le casting mise sur des gens « normaux », avec des physiques du quotidien. Même les « héros », Jim et Pam, sont beaux, mais pas mis en valeur. D’ailleurs, au casting, Jenna Fischer (Pam) s’est entendue dire : « Ose m’ennuyer. Ne viens pas maquillée. Sois un peu chiante. »

Et puis il y a la caméra, celle du faux documentaire, qui change tout. Ce n’est pas du multicam avec rires enregistrés comme dans les sitcoms classiques. Ici, la caméra bouge, recule, se cogne à un fauteuil ou une porte… Le cadreur devient un personnage à part entière. S’il y a une porte fermée ou un store baissé, il cherche un autre angle, filme à travers les persiennes. Ce dispositif crée une forme de comédie très particulière.

Et côté thématiques aussi, là où les personnages de Friends ont des jobs stylés et des apparts de rêve, The Office se passe dans un bureau affreux. Moquette marron, murs tristes, ambiance morose. Mais justement, ça fait partie du charme : raconter le quotidien, ce qu’on ne voyait pas beaucoup à la télé à l’époque.

Et puis, la construction même de la série est différente. Ce n’est pas juste un boss qui fait n’importe quoi avec une petite romance à côté. C’est une vraie série chorale.

Le générique de The Office US

Justement, comment The Office est parvenue à rendre captivant un cadre aussi banal et monotone que celui d’un simple bureau ?

C’est compliqué et c’est pour ça que cela a été très difficile de l’adapter. Pourquoi en sortant du bureau, j’aurais envie d’aller regarder des gens… qui sont dans un bureau ? Et de regarder neuf saisons de cette histoire-là ?

En fait, au centre de The Office, il y a cette idée de montrer que toutes les vies, même les plus banales et toutes les situations sont dignes d’intérêt. Et puis, si nous avons un cœur émotionnel qui est la relation Jim-Pam, tous les autres personnages se développent très bien au fil des saisons.

On a évidemment Michael Scott, le personnage joué par Steve Carell, qui est le ciment du bureau. C’est par lui qu’advient le chaos puisqu’il veut que ses employés soient soit renvoyés, soit sa famille. C’est un grand ressort comique. On a également Dwight (Rainn Wilson), ce personnage complètement fou dans le cadre extrêmement policé du bureau. Et le personnage de Jim (John Krasinski) qui observe tout ce petit monde.

C’est notamment ce qui fait la différence avec la version anglaise : il y avait Tim (Martin Freeman), Dawn (Lucy Davis), David Brent (Rickey Gervais) et les autres qui étaient presque des figurants. Dans la version US, tous les personnages tiennent la route. Les scénaristes ont veillé à créer des interactions entre chacun d’entre eux, même les plus improbables.

A la base, moi, j’étais venue pour rire, parce que je voyais passer plein de gifs et tout le monde me disait que c’était très drôle. Et je me suis retrouvée à pleurer à chaudes larmes devant certains épisodes, comme les épisodes de mariage, celui du départ de Michael, le final qui est très beau… C’est fou comme ils ont réussi à nous accrocher !

Michael-scott

Michael Scott (Steve Carell), personnage-clé de The Office

Comment expliquez-vous que la série soit toujours aussi populaire 20 ans après, et notamment auprès des nouvelles générations ?

Ça, c’est très étonnant et même les acteurs de la série eux-mêmes n’en reviennent pas… Je pense que cela tient au fait de faire cohabiter des gens qui n’ont rien à voir ensemble. Et, ça en fait c’est universel, cela parle à tout le monde, même aux gamins de 12 ans qui n’ont jamais travaillé. A cet âge-là, Michael Scott, ça va être l’instit, Dwight, c’est celui de la classe qu’on n’aime pas trop, on va avoir un crush sur une petite Pam… Cela se décline à l’infini, et encore plus après quand on est adulte.

Et il y a aussi une volonté du showrunner, Greg Daniels, de pas du tout marquer temporellement la série. Il a tenu à enlever toutes les références à la pop culture de l’époque. Et puis on est plongé dans une espèce de petite entreprise était déjà ringarde au début des années 2000. Et ce qui est ringard restera ringard. On est très loin d’un open space qui a le potentiel de devenir rapidement daté.

Selon vous, quelles sont les séries héritières de The Office ?

Il y a actuellement pas mal de séries sur le travail. Et on peut voir un énorme parallèle avec Severance. Finalement, Michael Scott était le dernier rempart contre le capitalisme. Le fait de vouloir faire de ses employés des amis, de ne pas vouloir prendre une décision qui va fâcher… C’était vraiment une version de l’entreprise qui disparaissait à l’époque.

On peut vraiment constater une évolution marquante en 20 ans dans la représentation du travail dans les séries et les films. On retrouve par exemple un style assez similaire – peut-être plus optimiste – dans Parks and Recreation (également créée par Greg Daniels), avec ce format de faux documentaire, cette idée de « work family », de famille choisie…

Ce qui est frappant, c’est qu’au fil des années, le ton est devenu de plus en plus pessimiste. Les séries du début des années 2020 sont passionnantes, mais parfois terrifiantes. Il y a par exemple cette mini-série WeCrashed (2022) avec Jared Leto qui raconte comment une entreprise en apparence très « cool » se plante. Au final, tout le monde finit ruiné, tandis que le patron est parti avec un parachute doré. C’est un retour brutal à la réalité.

Cela dit, il n’y a pas que du sombre ! Il y a aussi des comédies qui ont repris ce style faux documentaire, comme What We Do in the Shadows, adaptée d’un film de 2014. C’est une colocation de vampires issus de différentes époques, une pure comédie, totalement absurde.

The Office est basée sur l’humour « cringe », malaisant. Pensez-vous que l’on pourrait refaire ce genre de série en 2025 ?

Oui, je pense. D’ailleurs, une version australienne est sortie récemment, une adaptation mexicaine est en cours, et il paraît même qu’un reboot américain serait en préparation. Mais bon, cela risque de faire un flop…

Michael Scott incarne parfaitement ce type d’humour. C’est un personnage qui enchaîne les gaffes, qui dit des trucs racistes, sexistes, totalement inappropriés dans un cadre professionnel. Mais on ne rit pas de la blague sexiste ou raciste : on rit de la gêne, du malaise, du décalage entre ce qu’il dit et la situation. On rit de la personne qui se ridiculise elle-même, de sa maladresse, et surtout des réactions autour de lui. C’est là que le comique se crée.

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Justement, en quoi le développement de Michael Scott a marqué un tournant dans l’écriture des anti-héros de sitcom ?

Ce qui sauve Michael, c’est qu’il est écrit avec beaucoup d’amabilité. On s’y attache. D’ailleurs, son écriture change énormémement entre les saisons 1 et 2. Et c’est en partie lié au film 40 ans, toujours puceau, co-écrit et joué par Steve Carell. Greg Daniels, le créateur de l’adaptation US, a dit un truc marrant : il voulait prendre « 20 % de l’optimisme naïf » du personnage de 40 ans, toujours puceau et l’injecter dans le personnage de Michael Scott. Et ça a tout changé.

Parce que contrairement à David Brent, le personnage boss cynique de la version britannique joué par Ricky Gervais, Michael Scott, lui, veut juste être aimé. Son rêve, c’est que ses collègues viennent dîner chez lui. C’est triste, en fait. Et c’est ce qui le rend touchant.

Michael est écrit comme un enfant. Il a un besoin constant d’attention, il ne comprend pas les limites sociales. Et c’est pour ça aussi qu’on lui pardonne souvent. Comme dans l’épisode de la cérémonie des « Dundies » dans la saison 2 : tout le monde se moque de lui au resto, c’est super gênant, mais ses collègues finissent par le défendre. Parce que oui, c’est un idiot, il leur fait honte… mais c’est leur idiot. Il fait partie de la famille, on s’y attache.

Ce qui explique probablement aussi la multitude de mèmes que l’on voit de lui sur les réseaux sociaux.

Oui, il y a un mème ou un GIF de The Office pour chaque situation de la vie, je trouve ! (rires) La série est super visuelle, avec plein de gags, d’expressions. Il y a un côté cartoonesque. C’est pour ça que ça marche si bien en mèmes : la série raconte plein de choses sans les dire, juste par l’image. Du coup, on les réutilise pour exprimer nos propres émotions, comme un langage universel.

via GIPHY

En quoi le personnage de Jim incarne la frustration des nouvelles générations face au travail, parfois perçu comme absurde ?

J’ai écrit tout un chapitre dans le livre sur les différentes générations au travail, parce que The Office illustre ça super bien. Michael, c’est clairement la génération boomer : il a fait toute sa carrière dans la même boîte, et il voit ses collègues comme une famille. Il vit pour le boulot, il n’a rien d’autre.

La génération suivante, c’est Jim : pour lui, le travail est juste un moyen de gagner de l’argent, pas une vocation. Il veut du temps pour lui, il part à 17h. Il y a un vrai conflit de vision entre ces deux générations.

Mais ce qui est fort, c’est que Jim évolue aussi. Au début, il rejette l’idée de carrière- il dit même que s’il s’y investit trop, ça va le déprimer. Mais au fil des saisons, il construit une famille, prend des responsabilités, et finit par s’impliquer davantage, jusqu’à créer sa propre boîte. C’est ce qui rend la série si riche : on voit les personnages grandir, changer, et nous, en tant que spectateurs, on évolue avec eux.

La série aurait-elle eu le même impact si elle sortait aujourd’hui, à l’ère du télétravail, de l’intelligence artificielle ?

Je pense qu’elle aurait de nouveaux enjeux et un décor différent. D’ailleurs, la version australienne qui est sortie sur Prime Video en octobre 2024, intègre la problématique post-Covid et le télétravail. Mais imaginons Michael Scott en « distanciel », ce serait un désastre ! Lui, ce qu’il veut, c’est être entouré, créer du lien. Forcément, il y aurait plein de situations absurdes. Rien qu’en en parlant là, j’ai dix idées : il oublierait de couper sa caméra, il dirait un truc gênant, il galèrerait avec l’IA…

La série était déjà très ancrée dans son époque. Donc je pense que peu importe l’époque, la série aurait su s’adapter aux codes du moment.

Avez-vous un personnage préféré ?

Pas vraiment. Ce que j’aime dans The Office, c’est le collectif. Les personnages prennent vraiment de l’épaisseur dans leurs interactions, et c’est surtout l’évolution de leurs relations qui me touche.

Par exemple, j’adore les relations entre Pam et Dwight, ou Pam et Michael. À la base, ça partait très mal dans les deux cas. Rappelons-nous que dans le pilote, Michael fait une blague qui fait pleurer Pam… Mais plus tard, ils auront des moments très touchants ensemble. Par exemple, Michael sera le seul à venir à l’expo d’art de Pam et à flasher sur son tableau, qui est objectivement moche. C’est exactement ça, The Office : trouver la beauté dans l’ordinaire.

Et puis Pam et Dwight aussi finissent hyper proches. Et je pense que c’est vraiment ce que raconte la série : des liens qui se créent malgré toutes leurs différences.

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