Critique

WeCrashed : Naissance et mort historique d’un empire moderne à 47 milliards de dollars

17 mars 2022
Par Thomas Laborde
Jared Leto et Anne Hathaway jouent sans compromis un couple de start-uppers mégalomaniaques rockstars auto-proclamés.
Jared Leto et Anne Hathaway jouent sans compromis un couple de start-uppers mégalomaniaques rockstars auto-proclamés. ©Apple TV+

Implosion inédite inégalée dans le monde des start-ups, règne et gueule de bois de WeWork, empire déchu du coworking… Tout est décrypté dans WeCrashed, série frénétique portée par un Jared Leto hallucinant, ailes icariennes grandes déployées.

C’est une naissance, un amour, une effervescence, une envolée. Un vol plané tumultueux au-dessus des lois et des hommes. Une chute, vertigineuse. Puis un crash. Le schéma classique : l’ascension et la déchéance d’un empire autoproclamé porté par un homme investi de la mission divine de changer le monde. Un Icare flamboyant à mi-chemin entre la divinité et le parrain mafieux. Un être mégalomaniaque au charisme et à la force de persuasion hors normes.

WeCrashed, c’est le récit scandaleux de WeWork, start-up reine déchue qui, en quelques années, a modifié notre rapport au travail. Et a inventé un langage, un mode de vie qui floute la frontière entre le personnel et le professionnel. La nouvelle minisérie d’Apple TV+ décrypte l’univers loin d’être merveilleux d’une licorne – ces entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars sans être cotées en bourse ou filiales d’un grand groupe. La licorne, créature aussi rare qu’impalpable. Bienvenue dans l’enfumage 2.0 version entrepreneur richissime en t-shirt coloré, gorgé de téquila et de kombucha, pieds nus.

Jared Leto, la jeunesse éternelle

Adam Neumann galère. Israélien installé à New York, il arpente la mégalopole avec des valises chargées de produits et gadgets qu’il essaie de vendre à qui veut bien l’écouter. Sans succès. Qu’importe, le jeune ambitieux garde un sourire indétrônable, bientôt carnassier, et s’accroche à ses rêves de grandeur. Le wannabe en est convaincu : bientôt, le monde entier reconnaîtra la valeur de ses idées, il suffit de trouver les bonnes. Et, surtout, les personnes pour les financer. Pour ce faire, Adam peut compter sur une éloquence aussi enivrée qu’enivrante. Dans sa quête, il rencontre Rebekah Paltrow, cousine de Gwyneth et actrice ratée, dont il tombe fou amoureux et qu’il parvient à conquérir malgré les réticences de la jeune femme, et Miguel McKelvey, architecte notamment au service de feu la marque American Apparel, emblème cool de la fin des années 2000.

Ensemble, ils ont l’idée de diviser des immeubles vides en espaces de travail plus ou moins ouverts à louer à la journée. La start-up WeWork naît. Appuyé par le calme et la sagesse de Miguel, porté haut par l’amour aveugle de Rebekah, elle-même avide de reconnaissance, Adam Neumann se transforme en ce patron-gourou-rockstar qu’il a toujours rêvé d’être, au mépris des lois financières, des règles de gestion, des principes de ressources humaines. Entre amour passionnel et conviction maladive, entre folie des grandeurs et aura malsaine, d’excès en caprices, l’entrepreneur mène à sa perte sa propre entreprise, estimée, avant effondrement, à 47 milliards de dollars.

Il a déjà fait ses preuves, à de nombreuses reprises : Joker dans Suicide Squad, Rayon dans Dallas Buyers Club, Paolo Gucci dans House of Gucci plus récemment, héroïnomane dans Requiem for a dream ou cocaïnomane dans Lord of War il y a une vingtaine d’années – parmi d’autres rôles remarquables. Interprétations kitsch, excessives, hypnotisantes… Gueule angélique à l’énergie démoniaque, Jared Leto aime les excentriques, ceux qui forcent l’accent, le phrasé, la gestuelle, ceux qui vivent leur existence d’un bout à l’autre de leur corps sans concession ni compromis.

Ce qu’a monté Adam Neumann, joué par Jared Leto, a fini par plus ressembler à un culte qu’à une entreprise.©Apple TV+

Ce rôle d’Adam Neumann, entrepreneur déjanté et habité, jeune trentenaire, personne d’autre n’aurait pu le porter comme le fait l’acteur quinquagénaire. Ah bon ? Oui, Jared Leto a dépassé la barre des 50 ans. Alors, qui mieux pour incarner la frénésie, l’insolence, l’insouciance, l’inconscience, l’hédonisme furieux d’un start-upper fou que celui qui défie les lois du temps et de l’âge ? Jared Leto, la jeunesse éternelle, comme si son personnage Jordan dans l’iconique série nineties Angela, 15 ans, qui a plus vieilli que lui, était son portrait de Dorian Gray. Le phœnix pour jouer la licorne.

Une épopée de l’embrigadement

Il y a tant à observer chez Adam Neumann qu’il était difficile de composer à ses côtés des personnages éblouissants. Pourtant, Anne Hathaway brille dans le rôle de la conjointe qui cherche sa place sous les projecteurs. Si l’interprétation est plus sobre, elle sait, d’une phrase sèche à un regard noir, entretenir la toxicité de sa météorite de mari. Et se plaît à en profiter allègrement. Leur amour est un moteur de WeWork comme de WeCrashed.

Dans sa présence discrète mais nécessaire, Kyle Marvin, lui, laisse son personnage se faire écraser et s’effacer à chaque saillie de son supposé ami, sinon associé, messie devant l’éternel qui n’hésite pas à haranguer sa foule d’une blouse blanche de coiffeur vêtu. Une allusion sans subtilité à l’image de l’ambition et la conviction dévorantes d’un Adam Neumann qui a transformé son entreprise en culte sectaire où l’alcool est obligatoire, mais le remboursement des repas non végétariens proscrit. Jared Leto sait de quoi il parle : il joue avec malice au leader prophétique avec la fanbase de son groupe de rock Thirty Second To Mars.

Du cagibi à l’empire à 47 milliards de dollars, WeCrashed est l’épopée frénétique de WeWork à la chute symptomatique d’un monde en manque de régulation.©Apple TV+

WeCrashed, c’est un Jared Leto Show incessant où l’acteur occupe autant l’espace que le discours d’Adam Neumann s’englue dans le vide. C’est une épopée, oui, mais surtout la naissance du monde moderne et de sa propension à diffuser des ambitions abstraites sans fondement : tout ce qui compte, c’est de savoir les vendre et les faire scander à une masse d’admirateurs.

C’est là le décryptage de la mécanique d’un embrigadement, d’une illusion, d’une esbroufe internationale, la création d’une légende, d’une prophétie autoréalisatrice, d’un dogme et de ses disciples. Comment ce monde du travail absorbe les individus et casse les individualités en créant sa propre mythologie. Peut-être pas un hasard de retrouver à la création de la série Lee Eisenberg, auteur de plusieurs épisodes de la version américaine de The Office.

Si la représentation de cette euphorie collective et de ce délire mégalomaniaque à 47 milliards de dollars doit beaucoup aux performances de ses interprètes, elle ne saisirait pas autant sans une mise en scène vertigineuse. Bande-son, mouvements de caméra et montage cristallisent l’ivresse de l’idée qui se déploie, du poison qui gangrène, du raz-de-marée qui emporte tout sur son passage, à l’image – référence évidente – du travail de David Fincher avec The Social Network, vision auteuriste aussi cynique qu’exaltante de ce nouveau monde en question ici.

WeCrashed, oui, WeLoved.

Sur Apple Tv+ à partir du 18 mars, trois épisodes, puis un par semaine.

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Article rédigé par
Thomas Laborde
Thomas Laborde
Journaliste
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