Rencontre avec un romancier heureux, tout juste récompensé du Prix du roman Fnac 2023.
Après Ma Reine et Des Diables et des Saints, voilà le roman qui fait définitivement entrer Jean-Baptiste Andrea dans la cour des grands. Avec un lyrisme et une narration enlevée, il nous raconte les heurts et malheurs de Mimo, un sculpteur de génie qui va traverser le XXe siècle italien comme une comète. Son apprentissage auprès d’un maître tortionnaire qui tire avantage de son talent, son irrésistible ascension, ses compromissions, la montée du fascisme et les guerres qui viennent balayer l’Europe : on traverse à ses côtés le chaos d’une vie d’artiste.
Et on s’émeut surtout de son histoire d’amour impossible, son amitié chaotique avec Viola, benjamine de la riche famille Orsoni. Entretien avec le lauréat du Prix du roman Fnac 2023 pour son dernier livre, Veiller sur elle.
Comment est née cette histoire ?
Tout part d’une image dans un film de Paolo Sorrentino. J’adore Sorrentino. Pour moi, c’est un des plus grands réalisateurs de notre époque. Tous ses films ont le don de me bouleverser. Dans une scène, il filme une statue pendant de longues minutes. L’émotion que cette scène m’a procurée m’a donné l’idée du fil rouge de mon roman : une statue remplie de mystère.
Et puis derrière ce livre, il y a un hommage à mes racines. Je suis d’origine italienne, une culture dont j’ai été coupé parce que les Italiens qui venaient en France dans les années 1920 ou 1930 ont renié leur identité pour s’intégrer. J’ai une fascination et une attraction irrépressible pour ce pays. J’habite à Cannes, j’ai grandi près de l’Italie, j’y vais souvent, c’est là-bas que s’est développé mon amour de l’art, dans les rues, dans les musées. Le culte de la beauté, voilà ce que l’Italie a apporté au monde. Je voulais lui rendre la pareille.
Un roman sur l’art, sur l’Italie, on aurait pu s’attendre à une grande fresque historique au cœur de la Renaissance, mais vous nous emmenez au XXe siècle… Pourquoi ?
Je ne voulais surtout pas écrire un livre historique, j’avais très peur de ça. Au fur et à mesure de l’écriture, je me suis même rendu compte qu’en écrivant sur la première partie du XXe siècle, sur cette période tumultueuse et tragique, j’écrivais en fait sur notre époque. Le désir d’émancipation des femmes incarné par Viola, la montée du fascisme et des extrémismes, l’art et l’engagement : ce sont des thématiques brûlantes. Je voulais faire voyager mon lecteur, mais je ne voulais pas installer une trop grande distance qui suspendrait la crédibilité. Paradoxalement, je ne voulais pas que mon lecteur se dise dès la première page : “Je suis dans un roman.”
Comment jonglez-vous alors entre la réalité historique et votre histoire ?
Dans un premier temps, je ne pense qu’à mon histoire. Je suis focalisé sur mes personnages, sur ce qui va leur arriver. Je veux les incarner, je veux qu’on les aime. Je veux qu’ils nous manquent quand on referme le livre. J’ai donc construit ce thriller un peu métaphysique en toile de fond sans me soucier de la véracité historique. Ce n’est que dans un second temps, quand je manque d’information sur le contexte, que j’effectue des recherches sur tel ou tel point précis.
Je ne suis pas fan de cette phase de documentation, j’ai peur de vouloir tout passer au lecteur, de l’écraser. Pour vous donner un exemple, le fascisme m’intéresse non pas pour ses caractéristiques historiques, mais parce qu’il raconte la folie humaine ; et quoi de plus romanesque que la folie humaine ?
Quelques mots sur le personnage de Mimo, au cœur de votre histoire ?
C’est l’archétype même de l’artiste qui va devoir se battre pour se conquérir lui-même, pour conquérir le monde, pour arriver au sommet de son art, à la gloire. Le plus important pour moi est d’avoir des personnages aux strates complexes, pas des personnages en carton-pâte. Mimo n’est ni un ange ni un salaud. C’est le reflet des faiblesses de chacun d’entre nous. Je crois qu’on se ressemble.
Je me reconnais dans son combat, c’est celui que j’ai dû mener pour devenir écrivain, contre une société qui me disait que ce n’était pas un vrai métier, contre les gens qui m’aimaient et qui s’inquiétait de mon choix de vie, contre moi-même, contre le doute. Il y a tout cela chez Mimo, en amplifié, bien sûr, puisqu’on est dans un roman.
L’art vous inspire ?
Mon précédent roman, Ma Reine, était entièrement consacré à la musique ; dans Veiller sur elle, la sculpture s’installe en toile de fond, mais l’art est partout. Quand on me demande mes sources d’inspiration, étrangement ce ne sont pas des auteurs auxquels je pense. Si au moment d’écrire, cela convoque un autre roman, je change immédiatement de direction. En revanche, l’art, la peinture, l’architecture, même la musique, sont des formidables catalyseurs pour mon imaginaire.
Lors de mon premier salon à Nancy, je me suis rendu au Musée des Beaux-arts de la ville et je suis tombé nez à nez avec une installation de Yayoi Kusama. Des milliers de petites lumières, dans une salle remplie de miroirs. Le choc a été terrible, je me suis mis à pleurer tellement je trouvais ça dingue et beau. Ça ne m’a pas encore donné l’idée d’un roman, mais j’y pense tous les jours, je suis sûr qu’une histoire va naître de ce moment. J’adorerais que mes lecteurs rentrent dans mes romans comme je suis entré dans cette pièce.
Votre roman interroge aussi l’engagement et les compromissions des artistes. Art et idéologie vont-ils de pair ?
Je pense justement qu’art et idéologie ne devraient pas aller de pair. Quand l’art et l’idéologie se mêlent, c’est souvent au service d’une tyrannie. Au début des années 2000, une expérience a défini ma vie et ma vision de l’art. Je commençais à faire du cinéma, je venais d’échouer à monter un court-métrage. Il avait tellement de qualités à mes yeux que je décide d’appeler le CNC pour comprendre pourquoi aucun financement ne nous avait été attribué et on m’a répondu : “Votre univers n’est pas assez français.” Cette réponse m’a abasourdi et a dicté ma pratique artistique jusqu’à aujourd’hui : l’art n’a ni frontière ni idéologie.
Comment qualifieriez-vous le lien qui unit Mimo et Viola ?
Je ne voulais pas tomber dans les clichés de la romance. L’amitié est quelque chose de fondamental dans ma vie. Je mesure à quel point ce sentiment est incroyable. L’amitié a tous les codes de la relation amoureuse : il faut la faire durer, elle s’entretient. Il y a quelque chose d’encore plus fort dans l’amitié, c’est qu’elle peut naître dans l’enfance et ne jamais vous quitter. Et puis, il y a cette ambiguïté qui rôde toujours un peu.
La pression de la rentrée littéraire, on s’y habitue ?
Le trac est toujours le même. À tel point que, pour mon précédent roman, j’ai décidé de le publier hors rentrée, pour souffler un peu. Mais cette année, la rentrée avait une couleur particulière, je me devais d’y être pour rendre hommage à mon éditrice Sophie de Sivry, décédée en mai. C’est le dernier livre que j’ai fait avec elle, on était très proche. C’est un dernier cadeau que je lui adresse, je me frotte à la mêlée pour elle.
Quelques mots sur ce Prix du Roman FNAC qui vient de vous être attribué ?
C’est une immense fierté. Ça veut dire beaucoup en termes d’exposition. Ça veut dire beaucoup parce que c’est un prix donné par des libraires et des lecteurs, les gens auxquels on s’adresse en tout premier lieu. Je l’ai beaucoup regardé de loin et je suis très flatté de le recevoir, et de m’inscrire dans une liste de lauréats que j’admire.