
Sheila sortait son 28e album le 4 avril dernier. A cette occasion, nous avons rencontré la chanteuse pour parler de son « À l’avenir », mais pas que. Pendant près d’une heure, l’icône a évoqué la création de ce nouveau disque, dit son amour pour ses auteurs, son équipe. Avec sensibilité, intelligence et sans langue de bois, Sheila évoque ce qui la touche, ce qui l’énerve, l’artiste et la femme qu’elle est dans cette drôle d’époque. Confidences.
Vous venez de sortir votre 28e album. Comment vous sentez-vous ?
Je suis contente que l’album sorte parce que ça fait depuis l’année dernière que l’on travaille dessus. Je ne suis pas anxieuse de nature. J’ai surtout hâte de voir comment les gens vont réagir.
Ce n’est pas un album facile. Venue d’ailleurs, sorti en 2021, a été très marquant pour moi. Et sur ce nouvel album, je suis partie dans une autre direction, avec notamment des thèmes de société que je défends depuis toujours.
Comment se passe la création d’un album de Sheila ? Donnez-vous des directions à vos collaborateurs, ou vous laissez-vous guider par leurs propositions ?
Il y a des thèmes que j’impose, dont j’ai envie de parler. Je travaille avec des auteurs comme Pierre-Yves Lebert – que m’a présenté mon manager Ludovic – avec qui j’ai construit une équipe depuis Venue d’ailleurs. Ce que j’aime avec eux, c’est qu’on échange. Je pourrais écrire des textes, mais il utilisent mes mots et mes idées. Et c’est comme si je les écrivais moi-même. Pour avoir quelque chose de beau, de la dentelle, il faut des gens qui savent manier les mots.
Par exemple, il y a ce nouveau titre, Dilemme. Quand j’ai lu : « Apprenez à réparer votre coeur vous-mêmes/On ne sait jamais, ça peut servir« , j’ai immédiatement voulu la chanter.
Après, il a fallu trouver une musique, trouver un compositeur. Ludovic connaît le chanteur-compositeur Daran depuis 2008 – quand ce dernier a fait un album pour Maurane. Je me suis dit que cela serait une bonne idée de lui proposer de composer la musique d’Et Dieu dans tout ça et Dilemme. Cela a été une belle rencontre. Musicalement, il ne savait pas que j’étais très rock. Pour Dilemme, je lui ai dit que je voulais quelque chose qui « arrache ». Je suis contente parce que c’est un nouvel « arrivant ». Je travaille souvent avec les mêmes gens.
On retrouve sur cet album aussi Davide Esposito, Elio Anthony, Amaury Salmon… Et puis est arrivée Valérie Vega, une fille qui écrit très bien et qui a une plume. Je lui ai demandé d’écrire Venue d’ailleurs. À la base, c’est une chanson que devait m’écrire Françoise Hardy. Mais le temps a passé et malgré sa volonté, la maladie a fait que ça ne s’est pas concrétisé. Et elle a aussi écrit Nova, une chanson magnifique.
Il y a également Pierre-Yves Lebert, qui a écrit Les amoureux. Quand j’ai lu son texte, j’étais en pleurs. Pour moi, c’est Baudelaire.
Quand tu rencontres quelqu’un qui est capable de te comprendre et de retranscrire ce que tu veux, c’est si rare. Ma grande force, même si je râle, c’est qu’avec mon expérience, j’écoute celles et ceux avec qui je travaille. Cela me permet d’avoir le recul que je n’ai pas tout le temps. Il faut rester humble dans ce métier. Sur 63 ans, j’ai eu le temps d’étudier le sujet !
Sur cet album, vous parlez beaucoup d’amour, mais vous abordez aussi des thèmes qui portent à la réflexion : je pense aux chansons comme À l’avenir, Et Dieu dans tout ça, Dilemme, Simone… C’est un choix de vous diriger vers des thèmes sociétaux ?
Aujourd’hui, si je fais un album, ce n’est pas juste pour faire un album. Avec Venue d’ailleurs, la boucle était bouclée. Où allais-je après ? Je n’allais pas chanter : « Je t’aime, ne pars pas, reviens, je t’attends à la maison« … Ça, j’en ai fait le tour.
L’expérience de ma vie fait que je peux aborder des sujets que tu ne peux pas chanter quand tu as 20 ans. Il faut avoir de la bouteille. Par exemple, la chanson antiraciste Racée. Je reste une fervente défenseuse des opprimés. Je ne comprends vraiment pas pourquoi il y a encore du racisme, de l’antisémitisme. La connerie existera toujours mais au bout d’un moment, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui le dise.
Aujourd’hui, ma carrière est faite. J’ai vécu et je sais. Je vois autour de moi des copains qui partent, qui sont malades, qui arrêtent. Tout ce que je vis, c’est du bonus. Et je kiffe ma life.
Quid de cette chanson féministe, Simone, en hommage à Simone Veil ?
Je n’ai juste pas envie que l’on oublie d’où on vient. Avant, tu te faisais violer, tu étais enceinte, il fallait garder le bébé ou sortir les aiguilles à tricoter. Et c’est pas si vieux que cela, 50 ans… Voilà pourquoi il y a cette chanson, Simone. J’avais envie que les petites filles qui vont devenir femme sachent que grâce à une dame qui s’appelait Simone Veil, elles peuvent être comme elles sont aujourd’hui.
Les féministes ont raison. C’est quoi la liberté de la femme ? C’est notamment l’indépendance financière. Aujourd’hui, une nana qui vit avec un mec et qui est capable de dire : « Si j’ai un problème, je prends ma valise, je pars et je ne suis pas dans la merde parce je n’attends rien de toi pour vivre« , c’est ça la liberté. C’est là que ça commence.
Je viens d’une époque où pour ma grand-mère, c’était l’homme qui avait la bourse. Il donnait tant par mois pour la nourriture, les enfants… Et elle était obligée de lui demander si elle pouvait s’acheter une paire de bas. On arrive de là, et ce n’est pas si vieux que ça. Il faut se rappeler de là où on vient pour voir où on va.
Cela ne veut pas dire qu’il faut détester les hommes. Je les aime, les hommes. J’aime qu’on me drague, qu’on me tienne la porte, qu’on me fasse un compliment. Mais les hommes doivent se mettre dans la tête que, par exemple, dans une réunion de direction d’entreprise, une femme peut avoir une idée meilleure que celle d’un homme. C’est lent, mais on va y arriver.
Le titre Et Dieu dans tout ça aborde la question de la foi.
La foi, ça n’a pas de nom. C’est une force supérieure. Mais la religion étant faite et écrite par l’homme, elle divise. L’homme est un batailleur fou, mais la foi c’est doux, ça fait du bien. On est des humains et on fait partie d’un tout, d’une planète. On a beau être intelligent mais parfois, on peut être très con. Ce qui est important aujourd’hui, c’est une main qui se tend et que tu attrapes.
Dans votre carrière, dans votre vie, vous avez rencontré de nombreux obstacles qui auraient pu vous amener à arrêter votre métier. Et pourtant, vous vous rapprochez de vos 80 ans et sortez votre 28e album.
Je suis d’une nature optimiste, mais j’ai fait un travail sur moi. Je n’en ai pas voulu à la terre entière, mais à plein de gens qui ont cherché à me détruire. Quand j’ai quitté mon ancien manager Claude Carrère, on était à la fin des années 70, et une femme ne quittait pas son mentor. J’ai ramé derrière. Carrère était un avant-gardiste. Il a fait des choses innovantes pour l’époque. Il m’a appris mon métier. On ne peut pas lui retirer ça. Mais ce n’est pas Carrère qui m’a faite, c’est moi.
La grande chance que j’ai eue, ce sont mes parents. On est au début des années 60, mes parents ne m’ont jamais mis d’obstacles. J’étais très droite, je travaillais bien à l’école… Ils m’ont permis de faire du solfège, de la danse, d’essayer des choses. À l’époque, c’est un très très gros avantage. Et je me suis toujours dit : « Si on veut, on peut« .
Prenons la question de l’âge par exemple. Si tu dis : « Non mais moi à mon âge, je ne vais pas faire ça« , tu fixes tes propres barrières. Il n’y a pas d’âge : je veux que la vie soit une aventure. C’est vrai que j’en ai parfois beaucoup bavé, mais je n’aime pas perdre. Tu me sors par la porte, je rentre par la fenêtre ! Il faut croire en soi et ne pas attendre de l’autre qu’on te donne la permission.
D’ailleurs, je trouve que les jeunes d’aujourd’hui ne foncent pas assez. Nous, on prenait notre sac à dos et on voyageait – et sans avion. Il ne faut pas rester assis sur son canapé avec son télephone, c’est trop triste.
Quel regard portez-vous sur l’industrie musicale actuelle ?
J’ai connu la grande époque où il y avait un million à chaque tirage. C’était ça, un disque d’or. Évidemment, on est loin de tout ça aujourd’hui. Ce que je trouvais intéressant à l’époque, c’était le côté débutant. Si tu écoutes les chansons de l’époque, il y a des guitares qui sont fausses, des tempos qui bougent. C’était beaucoup moins millimétré qu’aujourd’hui. Il y avait une telle envie, un tel enthousiasme. On ne pensait pas à faire de l’argent, seulement à faire de la musique.
J’ai connu l’époque où on enregistrait 4 titres en 4 heures. Je sortais 12 titres par an. Tout le monde jouait et chantait ensemble. Ce que j’ai aimé, c’est le côté enfantin, plein d’espoir. Personne n’avait de complexes. On chantait « yeah, yeah, yeah » avec la guitare qui joue faux, mais on s’en moquait. C’est pour cela que la nostalgie, elle est là.
Quand j’ai démarré, il y avait encore les grandes maisons de disques avec les directeurs artistiques. C’est cela qui manque aujourd’hui. Des mecs comme Aznavour, Bécaud, Goldman, Souchon, ils n’auraient jamais pu faire la carrière qu’ils ont fait s’ils étaient sortis aujourd’hui. Ils ont eu pendant des années une maison de disques derrière eux qui y croyait. Aujourd’hui, c’est fini. Dans deux ans, certains qui sont en haut auront déjà disparu.
Le téléchargement, c’est très bien, mais à la fin, il ne te reste rien. Quand tu as mon âge, que tu déménages ou que tu perds tes parents, tu ouvres les malles et tu redécouvres ce que tu as aimé étant enfant… Que restera-t-il aux jeunes lorsqu’ils ouvriront les malles ? Pas grand-chose car ils auront tout téléchargé sur un téléphone. Je trouve cela terrible.
Il n’y a plus de livres, plus d’albums. Aujourd’hui, on est dans l’ère de la chanson, du produit. On n’écoute plus les albums en intégralité. Tu peux vendre un disque comme une paire de chaussettes, on s’en fout. Je regrette cette dématérialisation. Une chanson comme Spacer par exemple ne peut pas être dématérialisée. Heureusement, j’ai la chance d’avoir un public qui garde et qui achète la version physique de mes disques.
De quoi êtes-vous le plus fière dans votre carrière, à part sa longévité ?
Mon entêtement. Je crois toujours que je peux y arriver. Je me trompe, je fais des erreurs, mais qu’importe. Je regrette qu’aujourd’hui, une chanteuse de 40 ans soit considérée comme vieille. Sur les radios spécifiques, je trouve inadmisible que l’on ne passe pas de chansons de gens comme nous. C’est irrespecteux.
On serait américaines, on nous déroulerait le tapis rouge parce que l’on respecte les carrières là-bas. En France, on ne respecte rien, et surtout pas les femmes de plus de 40 ans. Je ne parle pas seulement de moi. Je pense à Sylvie Vartan, Zazie ou même Amel Bent. Alors que pour les hommes, c’est différent. Pour Souchon, Voulzy, Sardou, Mitchell, on met plus en avant leur carrière sur ces radios. Sylvie et moi, on a fait les mêmes carrières, on a vendu autant qu’eux. À 40 ans, la femme retourne à la vaisselle !
Vous avez l’impression de ne pas être prise au sérieux ?
Ce n’est pas que je ne suis pas prise au sérieux, je ne suis pas prise du tout. Dans ma génération, on est presque tous morts. Mais moi, je suis là, j’ai encore des choses à dire. Est-ce que vous croyez que cet album-là, on va l’entendre sur les radios hors moment de promotion ? On peut pas dire que je chante des conneries, que ce n’est pas moderne. Ce sont des sonorités d’aujourd’hui. Je ne parle pas de matraquage, mais j’ai seulement envie d’exister.
Le single Venue d’ailleurs n’est passé quasiment nulle part, sauf au moment où je faisais la promotion. Je trouve ça aberrant. Si je m’écoutais, je ferais un syndicat de nanas. Je ne vois pas pourquoi on n’aurait pas les mêmes considérations que les hommes, alors qu’on fait exactement le même métier.
Je ne fais pas un album pour simplement chanter dans ma salle de bains. Mon but, c’est qu’il soit partagé, écouté. Qu’il existe.
Avez-vous eu un projet fou que vous auriez aimé exaucer ?
Chicago, le grand projet de ma vie. En 1977, je suis partie à New York, j’ai assisté à la création de cette comédie musicale. Je suis revenue en France avec ce projet sous le bras. Mais on m’a dit: « Mais non, Sheila, tu ne te rends pas compte, tu ne peux pas faire ça ! C’est pas possible, Sheila. »
Si j’ai un regret dans ma carrière, c’est celui-là car l’air de rien, j’étais très précurseuse pour le coup. Je ne ferai jamais Chicago, et je rêvais de créer Chicago.
Est-ce qu’il y a des artistes que vous avez entendu.e.s, et vous vous êtes dit : « Waouh ! » ?
J’adore Clara Luciani, je trouve qu’elle a un truc. Et je suis aussi une fan inconditionelle de Stromae. Il a son univers qui n’appartient qu’à lui. Il est en dehors de tout, et j’adore ça.
J’aime beaucoup Julien Doré, Eddy de Pretto et Christophe Willem, Grand Corps Malade. J’adore les gens qui ont un univers, des artistes qui ne sont pas dans la mouvance. Il y a aussi des choses très bien dans le rap. J’aime ces gens qui apportent quelque chose au métier.
Avec des émissions comme la Star Academy, les jeunes arrivent avec trois avocats, deux managers. Je me rappellerai toujours de la phrase d’Annie Cordy : « Il faut trois mois pour faire une star, mais il faut 30 ans pour faire un artiste. » C’est tellement ça. Le niveau descend. En France, on a une quantité de bons auteurs que l’on n’utilise plus car on veut gagner sur tout. Mais gagner sur tout, c’est prendre le risque d’exploser en vol. Voilà le conseil du jour (Rires).
Qu’est-ce que vous avez envie que l’on retienne de cet album ?
Je pourrais répondre : « À l’avenir !« . Je vais refaire de la scène et fêter mes 80 ans. Tant que je le pourrais, je le ferai. J’aime le show, j’aime danser. Et je peux encore le faire, donc j’en profite.