
Elle est impressionnante dans « La Chambre de Mariana », le troisième film qu’elle tourne avec Emmanuel Finkiel, en salle ce 23 avril 2025. Mélanie Thierry y incarne une travailleuse du sexe ukrainienne qui cache un petit garçon juif durant la Seconde Guerre mondiale. Rencontre avec une actrice intense.
Ukraine, 1943. La Seconde Guerre mondiale fait rage. Pour sauver le petit Hugo de la déportation, sa mère décide le confier à l’une de ses amies d’enfance, une prostituée qui vit dans une maison close. Cloîtré dans le placard de la chambre de l’exubérante Mariana, le garçon de 12 ans entrevoit une nouvelle réalité, entre les bruits qu’il surprend, les scènes qu’il devine, les souvenirs qui reviennent le hanter.
Avec toute la délicatesse et la force de son regard, le réalisateur Emmanuel Finkiel adapte ici le roman de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, La Chambre de Mariana (2008). Son film raconte avec pudeur la guerre à hauteur d’enfant, entre huis clos et hors-champ, douceur précaire et tragédie sourde. Par le prisme de ce gamin juif contraint de se cacher pour survivre, il capte les ombres et la lumière ouatée du cocon de Mariana, les éclats de voix et les chuchotements. Par‑delà le spectre de la guerre, le film se déploie également comme un récit initiatique : à travers les interstices d’une porte et les trilles du rire de la « fille de joie », Hugo fera l’apprentissage de la sensualité, comme une pulsion de vie au cœur du chaos.
Pour incarner l’incandescente Mariana, le cinéaste a choisi Mélanie Thierry, avec qui il avait déjà tourné Je ne suis pas un salaud (2016) et de La Douleur (2018). L’actrice irradie dans ce rôle d’autant plus complexe qu’elle s’est lancée le défi d’apprendre l’ukrainien pour le tournage.
Nous avons rencontré Mélanie Thierry pour discuter de ce beau film qui résonne si fort avec l’actualité. Traversée de doutes encore aujourd’hui, elle se confie sur son travail et ce projet qui l’a habitée et bouleversée.
Comment vous êtes-vous préparée pour ce rôle particulièrement intense ? Aviez-vous déjà lu le livre ?
Oui, j’avais lu plusieurs œuvres d’Aharon Appelfeld, mais pas La chambre de Mariana. Un jour, Emmanuel Finkiel m’a appelée pour me dire qu’on lui avait proposé d’adapter l’un de ses romans. J’ai tout de suite senti que la simplicité, la sobriété, la tendresse et l’humanité qu’on retrouve dans les écrits d’Appelfeld correspondaient parfaitement à l’univers cinématographique d’Emmanuel. Je savais qu’il saurait s’approprier cette matière.
Il m’a ensuite envoyé le scénario, non pas pour me proposer un rôle, mais pour recueillir mon avis. J’ai été profondément bouleversée par l’histoire. Mais je ne me suis pas immédiatement projetée dans le personnage, car il semblait logique qu’il soit confié à une actrice ukrainienne. Sauf qu’Emmanuel n’a pas trouvé celle qu’il cherchait.
Et c’est à ce moment-là qu’il vous a proposé le rôle et que vous avez appris l’ukrainien ?
Un jour, en plaisantant, Emmanuel Finkiel m’a dit : « Et toi, tu ne parlerais pas ukrainien par hasard ? » J’ai saisi la balle au bond. Emmanuel a cette part de folie, et moi aussi. J’ai commencé à me préparer de mon côté, pour voir si c’était faisable. Et on s’est lancé, parce qu’on y croyait, et aussi parce qu’on avait très envie de retravailler ensemble.
C’est rare de trouver un réalisateur avec qui on est en totale confiance, avec qui on peut se livrer sans retenue. J’admire profondément son cinéma : sa façon de filmer, sa lumière, ses cadrages. Avec un autre metteur en scène, je n’aurais sans doute pas accepté.
Combien de temps avez-vous mis pour apprendre la langue ?
Plus de deux ans. Le tournage ayant été repoussé, j’ai eu trois mois supplémentaires pour me perfectionner. J’ai aussi pu faire d’autres tournages entre-temps, ce qui m’a permis de revenir au projet avec un regard neuf. Pour moi, c’était une chance inouïe d’avoir autant de temps pour me préparer, sans pression, tout en m’enrichissant ailleurs. C’était vraiment idéal.
Peut-on vraiment se laisser emporter par un rôle lorsqu’on ne parle pas la langue à l’origine ?
Oui, absolument. À partir du moment où on décide que la langue ne sera ni une peur, ni un obstacle, on peut s’abandonner pleinement. Dès que le tournage a été lancé, cette question ne s’est même plus posée. Si on commence à douter, c’est terminé : on perd en crédibilité, et tout le monde perd du temps et de l’énergie. Apprendre l’ukrainien était une base indispensable. Mais une fois cette étape franchie, le véritable travail a commencé : celui du lien, de l’histoire, notamment avec l’enfant. C’est là que tout s’est réellement mis en place.
Mélanie Thierry parlant ukrainien dans le film La chambre de Mariana
Comment avez-vous réussi à construire cette relation si particulière avec le jeune acteur qui joue Hugo, Artem Kyryk ?
Nous avons eu la chance de tourner le film dans l’ordre chronologique, ce qui est assez rare au cinéma. Cela a vraiment facilité son immersion. Et comme quasiment toute l’histoire se déroule dans cette chambre, ce huis clos a permis que tout se mette en place de façon progressive, presque organique. Au début, Artem était farouche, sur la réserve- à l’image de son personnage, Hugo, qui ne fait pas confiance à Mariana. Et puis, petit à petit, une forme de confiance s’est installée, teintée de malice et d’espièglerie.
Mariana est un personnage très complexe, ambivalent.
Mariana est une femme qui est passée à côté de sa vie. Elle a grandi dans la violence, n’a connu que des hommes bruts, alcoolisés. Ce n’est pas la vie qu’elle avait rêvée, mais c’est celle qu’elle mène. Alors quand on lui confie cet enfant, sa première réaction, c’est : « Mais qu’est-ce que je vais faire de lui ? Je ne suis pas une mère, je ne suis qu’une put***. » Et pourtant, à travers le regard de ce garçon, grâce à son innocence, à sa pureté, elle va peu à peu se révéler. Elle va se reconnecter à elle-même, retrouver un souffle, une forme d’espoir- tout comme lui, qui a tout perdu.
Mariana est force, elle est tempête, elle pousse absolument tout à l’excès, que ce soit sa joie de vivre, son rire, ses exubérances, mais aussi ses grands moments de tragédie, d’ivresse, de sensualité. Et puis c’est une combattante, une insoumise totalement anticonformiste. Elle avance coûte que coûte et ne craint pas les balles.
Justement, à propos de cette sensualité, une scène entre Mariana et le jeune Hugo peut paraître particulièrement ambigüe. Comment avez-vous appréhendé ces séquences intimes ?
Ces scènes existent dans le livre. Elles abordent cette zone floue, où l’éveil de la sensualité, de la sexualité se fait par le trou du mur entre la chambre de la prostituée et lui son petit grenier. Hugo est traversé et travaillé par ça, comme tout jeune adolescent. Et puis, il y a aussi ce besoin physique, charnel, de contact humain. Ce sont deux êtres cabossés, deux solitudes, qui finissent par se tenir, se soutenir.
On a travaillé cela en faisant en sorte de ne pas choquer l’enfant. Il était juste allongé à côté de moi. Tout ce qu’on a filmé est dans le film, et tout ce qu’on s’imagine est hors-champ. Rien n’est montré, tout est suggéré. On n’est pas là pour émettre un jugement ou la bonne morale : on est dans une œuvre romanesque de cinéma, de littérature.
Le film fait inévitablement écho à l’actualité. Avez-vous eu des retours de spectateurs ukrainiens ?
Pas encore. Mais je sens que je vais sans doute me prendre un retour de bâton.
Pourquoi pensez-vous cela ?
Parce que, même en y mettant toute ma sincérité, je sais que certains trouveront toujours à redire. Il y aura ceux qui critiqueront mon accent, diront qu’ils ne comprennent pas, et ceux que l’histoire aura bouleversés, pour qui tout passera au contraire très clairement. Moi, je sais ce que j’ai mis dans ce rôle : le travail, la rigueur, l’engagement, l’authenticité. Mais évidemment, je n’aurais jamais l’authenticité d’une Ukrainienne, c’est ainsi.
Seriez-vous prête à tourner pour un·e cinéaste ukrainien·ne ?
Non, cela appartient au personnage de Mariana. C’était un projet très spécifique et je n’ai pas vocation à démarcher un réalisateur ukrainien demain. C’était un moment singulier, pas une démarche de carrière.
Malgré tout, vous sentez-vous aujourd’hui liée au peuple ukrainien ?
Évidemment. On ne pouvait pas tourner ce film sans être touchés par ce qui se passe dans le monde réel. Pendant le tournage, qui a eu lieu en Hongrie, on vivait l’actualité en temps réel- la marche de Prigojine sur Moscou en juin 2023, par exemple, a eu lieu pendant qu’on filmait. Des acteurs ukrainiens faisaient des allers-retours de 48 heures pour jouer une scène, avant de repartir jouer au théâtre. Certains membres de l’équipe perdaient des proches. Et moi, j’ai été accompagnée chaque jour pendant deux ans par mes coachs ukrainiennes. La guerre a commencé quatre mois après le début de notre travail ensemble. J’ai été profondément touchée.
Et bien sûr, j’ai eu cette pensée : que je prenais peut-être la place d’une actrice ukrainienne, alors que les artistes ukrainiens, aujourd’hui, ont bien plus besoin de travailler que moi. Tout cela m’a habitée.
Mélanie Thierry au festival de Cannes 2018
En tant qu’actrice, avez-vous vu une évolution dans la manière dont les rôles féminins sont écrits aujourd’hui ?
Disons qu’il y a beaucoup plus de femmes réalisatrices, et que la perception d’un homme sur la vie d’une femme ne sera jamais la même perception d’une femme qui raconte l’histoire d’une femme. Ce n’est ni mieux ni moins bien, c’est simplement un prisme différent. La perception du corps, du désir, de la violence, tout change.
Cela dit, il y a eu de grands cinéastes hommes qui ont offert aux femmes des rôles sublimes, complexes et forts à une époque où les femmes derrière la caméra étaient bien plus rares. Aujourd’hui, les deux approches coexistent, et c’est très bien. Pour moi, l’art est androgyne. Et je tiens à cette idée.
Et comment ressentez-vous la libération de la parole avec le mouvement #MeToo qui semble enfin bousculer le cinéma français ?
Je ne suis pas une militante, ce n’est pas mon truc. Et je n’ai rien à « balancer ». Mais c’est courageux de se mouiller ainsi. Surtout quand on met les deux pieds dedans, on ne peut plus se planquer. C’est pourquoi chacun.e mesure ses mots. Je trouve essentiel que celles qui en ressentent le besoin puissent le faire, qu’elles aient la liberté de dire les choses, sans peur.