Entretien

Thelma & Louise, Gossip Girl, Girls… Pourquoi les amitiés féminines sont-elles (souvent) toxiques à l’écran ?

18 septembre 2022
Par Agathe Renac
“Thelma et Louise”.
“Thelma et Louise”. ©Metro Goldwyn Mayer

Pauline Le Gall est une vraie cinéphile et sérievore. Dans son livre Utopies féministes sur nos écrans : les amitiés féminines en action, la journaliste analyse des dizaines de films et de séries, et scrute la manière dont ils représentent ces amitiés féminines.

Quelles amitiés féminines ont marqué le petit et le grand écran ?

Ces histoires sont secondaires dans la plupart des films. Par exemple, Chaînes conjugales de Joseph L. Mankiewicz nous raconte la vie de trois femmes, plus ou moins amies, mais c’est surtout un prétexte pour parler de leur rivalité et la manière dont elles se disputent un homme. Cependant, certaines amitiés sont au centre de l’intrigue, comme dans Thelma et Louise. C’est le premier film vraiment marquant qui mette cette thématique au cœur de l’histoire. Et, détail important, il a été écrit par une femme.

L’œuvre draine des sujets féministes comme les violences faites aux femmes, la solidarité féminine… On remarque d’ailleurs que les hommes sont absents. Ils sont soit violents, soit hors champ. Les deux femmes sont sur le devant de la scène et c’était une petite révolution dans le milieu cinématographique à cette époque. À sa sortie, le film a fait polémique, car il plongeait des figures féminines dans un milieu très brutal, et ça n’a pas plu.

Sex and the City.©HBO

Dans le monde du petit écran, la première amitié marquante est celle de Sex and the City. Les personnages principaux sont quatre femmes, et leurs arcs narratifs sont centraux. Leur relation est très libre, dans la parole et dans le ton. Elles parlent de sexualité, des liens qui les unissent, de grossesse, de maladies féminines comme le cancer du sein… Beaucoup de sujets qui étaient restés jusque-là tabous ou secondaires dans la pop culture.

J’ai l’impression que les teen drama des années 2000 ont diffusé une vision très malsaine et toxique de ces amitiés. Je pense notamment à Blair et Serena dans Gossip Girl.

Oui, cette représentation a duré très longtemps et on peut même remonter avant les années 2000. Il y a plein de films, comme La Cérémonie de Chabrol, qui montrent des amitiés très nuisibles. Les relations féminines ont longtemps été associées à une dangerosité ou au lesbianisme – qu’on n’a pas eu le droit de représenter à l’écran pendant toute une période. En clair : si les femmes se liguent, ça peut être dangereux pour les hommes. Du coup, ils ont commencé à les montrer en tant que rivales à l’écran et cette représentation a eu un impact sur la réalité.

Donc les relations féminines sont réellement plus complexes et sujettes à des problèmes que les amitiés masculines ?

Je ne suis pas sociologue, donc je ne saurais vous répondre exactement, mais je ne pense pas. Je n’ai pas l’impression que les femmes autour de moi ont des rapports compliqués. Après, je pense que la pop culture nous influence. Typiquement, la relation de Serena et Blair ne fait pas rêver. J’ai 35 ans, et j’ai l’impression d’avoir grandi avec ces modèles et l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une femme dans un groupe d’amis ou au travail. Dans Gossip Girl, leur comportement est aussi lié à un contrôle du corps. Elles se regardent beaucoup, jugent leur manière de s’habiller, se disputent les faveurs de la mère de Blair et des garçons… Il y a beaucoup de toxicité dans cette amitié, même s’il y a quelques moments touchants, car elles se pardonnent tout.

Gossip Girl.©HBO Max

Y a-t-il d’autres clichés véhiculés autour de ces amitiés ?

Il y a aussi cette idée de violence, que l’on voit notamment dans Thelma et Louise. Dans The Craft, les sorcières se rassemblent et sont très virulentes envers les hommes et l’une des filles du groupe. En fait, quand les hommes sont absents ou les femmes réunies, ça fait peur.

Il faut dire que la plupart des films et séries ont été écrits et réalisés par des hommes. Ne projettent-ils pas des relations fantasmées dans leurs œuvres, justement parce qu’ils ne les ont pas vécues ?

La question de qui écrit et qui parle m’intéresse beaucoup. Évidemment, tout le monde peut raconter des histoires. Mais, à partir du moment où ce sont toujours les mêmes qui les développent, il y a une disparité. C’est humain d’écrire sur ce qu’on connaît et ce qui nous intéresse, d’où le fait que les amitiés féminines sont souvent reléguées au second plan et mal représentées. Les hommes ont probablement projeté leurs incompréhensions et leurs peurs dans ces personnages.

Ces représentations ont-elles néanmoins évolué au fil des années ?

Oui ! Sex and the City a été une révolution, même s’il s’agit de quatre femmes blanches, aisées, et qui vivent dans un milieu restreint. Peu de personnes pouvaient s’identifier à leur expérience, mais leur manière de parler de sexualité a eu un véritable impact sur celles et ceux qui les regardaient. Cependant, ça n’a pas lancé une tendance de fond, avec des shows centrés sur des amitiés féminines. Dans les années qui ont suivi, HBO a créé des séries centrées sur des hommes avec peu de personnages féminins, comme les Soprano.

Broad City.©Comedy Central

Ensuite, Girls a relancé cette thématique, même si elle montrait des amitiés toxiques. Ces dernières années, de nombreuses showrunneuses sont entrées dans l’industrie et nous ont proposé de super créations originales, comme Broad City, Tuca & Bertie, Glow… Plus il y a aura de femmes impliquées dans ces productions, plus les amitiés féminines seront montrées d’une manière saine et naturelle. Elles permettent aussi de faire émerger des sujets qu’on ne voyait pas sur le petit écran jusqu’à présent, comme l’avortement.

Y a-t-il d’autres thématiques essentielles qui n’ont pas été montrées à l’écran ?

Il y a encore tellement d’histoires à raconter, comme les amitiés entre les femmes trans et toute la solidarité de cette communauté – il y a eu Pose, mais il nous faudrait d’autres séries sur le sujet. Il y a aussi plein de choses à dire sur les relations entre les femmes racisées. Par exemple, Insecure m’a énormément appris sur le vécu des femmes noires. Il faudrait simplement leur donner la possibilité de s’exprimer à travers des films et des séries. Des shows écrits ou réalisés par des femmes permettraient de voir des amitiés plus positives, justes et nuancées.

Insecure.©HBO

La sororité est de plus en plus valorisée sur les réseaux sociaux. La pop culture s’est-elle aussi emparée de ce sujet ?

J’ai l’impression qu’elle remplace de plus en plus la rivalité sur les écrans. Récemment, j’ai revu Meilleures ennemies, un film des années 2000 sur deux filles qui veulent se marier au même endroit. Elles se battent littéralement pour des chaussures, un mariage, un homme… C’est complètement absurde, et je pense qu’on ne pourrait pas faire un film comme ça aujourd’hui. Au contraire, on voit de plus en plus de femmes qui se soutiennent. Dans Good Girls, elles s’entraident parce qu’elles sont dans une situation financière précaire. La sororité est plus présente, et montre ce qu’il se passe quand on travaille ensemble. Pas forcément contre les hommes, mais simplement sans eux.

Les séries ont-elles permis aux amitiés féminines de prendre plus de place sur les écrans et de ne plus être reléguées au second plan ?

Je n’ai pas de chiffres pour le montrer, mais j’ai effectivement constaté qu’il y avait plus d’histoires sur des relations entre femmes dans les séries. Le long format permet de développer plus facilement ces arcs narratifs. Par exemple, Insecure dure plusieurs saisons et nous permet de suivre l’évolution de la relation entre Issa et Molly. Elles sont fâchées, se réconcilient… Les épisodes prennent le temps de nous montrer ces changements, ce n’est pas une simple engueulade de cinq minutes. Il y aussi le fait que les femmes sont plus présentes dans cette industrie que dans le cinéma. Shonda Rhimes a par exemple produit des œuvres qui ont marqué l’histoire du petit écran (Grey’s Anatomy, La Chronique des Bridgerton, Scandal…).

Finalement, quels films et séries abordent le mieux la question de l’amitié féminine ?

Broad City est ma série préférée. Elle parle de deux jeunes femmes qui vivent à New York. Contrairement à Sex and the City ou Girls, elles n’ont pas beaucoup d’argent. Elles ne nous vendent pas une vie incroyable et inaccessible. C’est très drôle, avec un humour très libre. Pour le coup, cette relation ne ressemble à aucune autre, car elle est très fusionnelle et rarement négative. Elle donne foi en l’amitié.

J’aime beaucoup Insecure, qui est une série hyper importante, car on y voit des femmes noires dans tout ce que leur expérience a de particulier. C’est très drôle et émouvant. J’avoue avoir beaucoup pleuré à la fin… On s’attache énormément aux personnages.

Tuca et Bertie est une série d’animation qui raconte l’histoire d’un toucan et d’une grive. Le programme est hyper inventif, drôle et coloré. Il joue entre l’humour et l’émotion, et aborde de nombreuses thématiques comme le trauma lié à une agression sexuelle, l’anxiété… Le show a été fait par l’illustratrice et directrice artistique de BoJack Horseman. C’est un peu dans le même esprit, mais essentiellement avec des personnages féminins.

Pour les films, je conseillerais L’une chante, l’autre pas d’Agnès Varda. Je l’adore. Il suit deux femmes durant plusieurs décennies. Leur récit permet aussi de suivre l’évolution de leurs droits en France, comme l’accès à l’avortement. C’est un sujet hyper important, dont on parle encore aujourd’hui. Cette œuvre est différente des autres, car elle nous montre une amitié qui se vit à distance. Elle n’est pas fusionnelle, mais dure dans le temps. C’est touchant.

Je ne peux pas terminer cette liste sans parler de Thelma et Louise. C’est un film hyper important, et toujours d’actualité. Il ne vieillit pas, et les actrices sont géniales. L’histoire est dure, mais très belle. Un super livre est sorti à ce sujet : Thelma, Louise et moi. Martine Delvaux y raconte l’importance que ce film a eu dans sa vie. Sa sortie a effectivement impacté de nombreuses femmes dans les années 1990.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste
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