À l’occasion de la sortie française de son nouveau roman, Bret Easton Ellis était à Paris. On a rencontré le monstre sacré de la littérature américaine.
Adorateur de l’écrivain controversé, on s’était mis à discrètement implorer les dieux de la littérature pour qu’ils nous offrent un nouveau roman de Bret Easton Ellis. Alors qu’on n’osait plus espérer, notre patience est aujourd’hui récompensée. Les Éclats (Robert Laffont) est bien le chef-d’œuvre qu’on attendait.
Los Angeles, 1981. Bret, 17 ans, plongé dans l’écriture de Moins que zéro (Robert Laffont) entre en terminale au lycée privé et super-huppé de Buckley. Avec sa bande d’amis, ils sont les rois du lycée et expérimentent les rites de passage à l’âge adulte : alcool, drogue, sexe et jeux de dupes. Car Bret mène une double vie entre Debbie, sa petite amie, et tous les garçons qui finissent dans son lit. L’arrivée d’un nouvel élève, le bellâtre Robert Mallory, menace soudainement cet équilibre parfait. Alors, Bret l’écrivain se persuade qu’il porte un terrible secret. Notre imagination peut-elle nous mettre en danger quand on se met à trop l’écouter ?
Il s’est passé 13 ans depuis votre dernier roman, avez-vous eu peur parfois d’avoir perdu la flamme, que votre imagination se soit tarie ?
Non, jamais ! Pour une simple et bonne raison, c’est que je continuais à écrire des histoires, mais sous forme de scénarios. Pendant de longues années, j’ai été obsédé par le fait de réaliser un film. Je suis revenu à Hollywood et j’ai écrit des dizaines de scripts que j’adorais, qui, selon moi, pouvaient faire de grands films. Les histoires étaient écrites, elles étaient bonnes, j’ai été payé pour ça, mais ça ne s’est jamais fait. Ce n’est pas de ma faute, c’est le milieu du cinéma qui est comme ça. Quand tu vois que même des réalisateurs comme Scorsese voient leur projet avorté, tu apprends à relativiser. Finalement, j’ai tout arrêté en 2019 après une énième déception. J’avais un deal signé avec Legendary pour l’adaptation de Lunar Park (Robert Laffont) en minisérie. Progressivement, c’est devenu de plus en plus flou et j’ai senti le vent tourner. J’ai claqué la porte en regrettant d’avoir perdu autant de temps et d’énergie dans ce monde de fou.
Pourquoi Les Éclats a-t-il mis autant de temps à s’écrire ?
La première fois que l’idée de ce livre a surgi, c’est au moment même où l’histoire s’est déroulée. J’étais en dernière année de lycée, je travaillais déjà sur Moins que zéro, et puis une série d’évènements a bouleversé ma vie et celle de mes amis. J’ai tout de suite voulu raconter ça dans un livre, mais, pour une raison que j’ignorais, je n’arrivais pas à écrire cette histoire. Je n’avais pas le talent, je n’avais pas l’expérience. Je pouvais écrire Moins que zéro, cette histoire de jeunesse dorée qui va en soirée, à la plage, qui déambule en décapotable dans L.A, qui se drogue, baise. Il n’y avait pas à proprement parler d’intrigue ou de narration. Je ne pouvais pas écrire Les Éclats, parce que ce que j’avais en tête était trop grand, trop vaste. À chaque roman que je finissais, je pensais aux Éclats. Après American Psycho (1991), après Glamorama (1998)… Mais je n’arrivais jamais à franchir le pas.
Vous dites dans le prologue : “Le roman avait décidé que Bret était prêt, le livre s’annonçait à moi et non l’inverse”
Je ne fonctionne pas par commande, en disant à mon éditeur, verse-moi tant et dans six mois tu as un livre. Ça ne marche pas comme ça. Je suis sûr que des écrivains s’assoient à leur bureau, ouvrent le journal et se demandent : “Tiens, je vais écrire sur quoi ce matin ?” Moi, j’en suis incapable et surtout je n’en ai pas envie.
Le numérique a aussi tout changé, il a profondément altéré l’investissement qu’on met dans sa propre vie. Notre époque était analogique et donnait plus de valeur aux choses.
Quel a été le déclic qui vous a permis de vous lancer ?
J’ai toujours été hanté par ces gens et par cette époque. Et puis, en avril 2020, en pleine pandémie, j’ai franchi le pas et j’ai essayé de retrouver leur trace sur Internet. Impossible de trouver la moindre information sur ce qu’ils sont devenus, personne sur les réseaux sociaux. Je suis devenu obsédé, je me suis mis à écouter les tubes de mon adolescence, je me suis rendu sur les lieux de notre jeunesse, les cinémas, les bars, les boîtes de nuits : tout avait disparu. J’ai aussi beaucoup repensé au sexe, à tous ces corps, au mien, à comment il a vieilli. Et c’est là que j’ai eu le déclic. Cette histoire ne devait pas être écrit par un ado de 17 ans, mais par un homme de 57 ans qui se souvient de ces années d’adolescence et de la fin de l’innocence. À partir de là, tout s’est ouvert et j’ai commencé à écrire. Je le ressentais enfin, c’était émouvant.
Et Bret a remplacé Clay dans le rôle du héros ?
Tous les livres que j’écris parlent de moi, je ne peux pas mentir là-dessus. Patrick Bateman et American Psycho parlent de moi. Un reflet déformé, peut être, mais un reflet quand même. Je ne sais pas ce que c’est que l’autofiction, je m’en fous d’ailleurs, ce n’est pas quelque chose que j’ai envie d’explorer. Je voulais juste raconter mon histoire aussi honnêtement que possible, donc j’ai utilisé mon nom. Avec Les Éclats, j’ai finalement fait ce que j’aurais dû faire dès Suite(s) Impériale(s) (2010). J’ai enterré pour de bon le Clay cool de Moins que zéro, le roi des apparences. Quand j’ai mis un point final au livre, je me suis dit que j’aurais dû l’écrire bien plus tôt. Peut-être aussi qu’à l’époque, je n’arrivais pas à écrire le livre parce qu’il contenait des vérités sur ma vie que je n’étais pas prêt à assumer.
Car c’est aussi un roman sur votre homosexualité et cette double adolescence que vous avez menée.
En écrivant le livre, j’ai ressenti un immense soulagement. Vous savez, j’ai longtemps vécu dans ce que l’on appelle un placard de verre. C’est-à-dire que je n’avais pas fait mon coming out officiellement, mais mes proches savaient, mon éditeur savait. Les médias n’étaient pas au courant. Je ne voulais pas être catalogué comme l’écrivain, l’icône gay qu’on range dans les rayons de littérature queer, loin des vitrines de Barnes and Nobles. Je ne voulais pas d’étiquette. Avec ce livre, je finis ce que j’avais commencé avec Lunar Park, je me libère.
La Génération X que vous décrivez dans votre livre paraît tellement éloignée de la jeune génération d’aujourd’hui, qu’est-ce qui les différencie selon vous ?
La Liberté. Liberté vis-à-vis de la technologie. Liberté vis-à-vis de l’idéologie et de la politisation du langage. Liberté d’attitude et d’expression, liberté de ne pas s’exhiber et donc ne pas s’exposer à la honte. La honte me semble être devenue le principal moteur de la nouvelle génération. Le numérique a aussi tout changé, il a profondément altéré l’investissement qu’on met dans sa propre vie. Notre époque était analogique et donnait plus de valeur aux choses.
« Je me la joue auteur prétentieux maintenant et je dis que Les Éclats sont ceux de notre mémoire : éblouissants, tranchants, dangereux. »
Bret Easton Ellis
Par exemple, on ne pouvait pas acheter nos places de cinéma ailleurs que devant le cinéma. J’ai passé la moitié de mon adolescence dans la queue à attendre des heures pour voir mes films préférés. On savourait l’instant ou on râlait, mais au moins on était présent au monde. Mais j’en ai marre de parler de ce sujet. Ces dernières années je suis suffisamment passé pour l’apôtre du “c’était mieux avant” dans mes podcasts, je crois que j’ai trop dit ce que je pensais de ce prétendu nouveau monde et de cette génération “Wuss” (en français “mauviette”, ndlr).
Quel sens donnez-vous à votre titre, Les Éclats ?
Ça a toujours été le titre du livre. Mais à 17 ans, c’était très littéral, il y avait du verre brisé partout dans cette histoire. Des verres brisés dans les soirées, une scène de bagarre dans laquelle un personnage traversait une baie vitrée… Il y avait surtout cette scène de fin, un accident de voiture sur la Pacific Coast Highway, et une dernière image sur laquelle s’arrêtait le livre, un visage complètement incrusté dans un pare-brise en miette. Mais aujourd’hui, Les Éclats sont aussi devenus métaphoriques. Je me la joue auteur prétentieux maintenant et je dis que Les Éclats sont ceux de notre mémoire : éblouissants, tranchants, dangereux.
Depuis sa sortie aux États-Unis, le livre a-t-il suscité des réactions de la part de vos anciens amis ?
Je n’utilise pas Internet, encore moins les réseaux sociaux. J’ai un community manager, un petit jeune qui s’occupe de cette m**** pour annoncer mes parutions et communiquer sur mon podcast. Mais un jour, j’ai, sur mon Gmail, une alerte pour me signifier un message Facebook. Si je n’ai pas reconnu le nom, j’ai tout de suite compris qui c’était : “De tous les noms que tu aurais pu choisir, il a fallu que tu choisisses Debbie.” C’était drôle, mais le stress s’est emparé de moi, je ne lui avais pas parlé depuis 35 ans ! On a échangé, elle m’a dit qu’elle avait beaucoup aimé le livre et on s’est promis de dîner ensemble pour parler du passé.
« Je n’ai jamais accordé d’attention aux critiques et à la réputation que j’avais dans les médias. Aux États-Unis, chaque critique de mes livres commence par “L’auteur d’American Psycho”. Cette phrase sera sur ma tombe, c’est certain ! »
Bret Easton Ellis
Avec du recul, comment ce livre a-t-il impacté votre vie ?
La vérité, c’est que j’aime l’écriture par-dessus tout, mais je ne crois pas à cette idée que l’écriture change votre vie. Ce qui impacte ma vie aujourd’hui, ce n’est pas mon roman, c’est mon p***** de problème de plomberie qui en ce moment même inonde ma maison de Los Angeles ; ce sont mes parents qui vieillissent et que j’essaie de voir le plus possible ; c’est ma sœur qui est très fragile émotionnellement ; c’est la santé de mon compagnon qui tente de combattre ses addictions. Je m’enferme tellement dans mon monde quand j’écris qu’une fois le livre sorti, j’essaie de ne me préoccuper que de la réalité.
On vous considère depuis vos débuts comme le Prince des ténèbres de la littérature, comment vivez- vous avec cette étiquette ?
Je m’en fous. Je n’ai jamais accordé d’attention aux critiques et à la réputation que j’avais dans les médias. Aux États-Unis, chaque critique de mes livres commence par “L’auteur d’American Psycho”. Cette phrase sera sur ma tombe, c’est certain !
Quelle est votre définition du style ?
Le narrateur. Chaque livre se définit par son narrateur. Comment va-t-il raconter son histoire ? Avec quelle voix, quelle manière d’exprimer ses sentiments ? Au début, j’ai essayé d’écrire Moins que zéro à la troisième personne. Quelle horreur ! Comment raconter l’éternelle gueule de bois de Clay autrement que par une première personne dépressive, qui s’exprime en phrases courtes et définitives. Même réflexion pour Patrick Bateman : comment coucher ce personnage odieux sur la page ? Comment voit-il le monde, qu’est-ce qu’il voit ? Qu’est-ce qu’il manque ? Pendant toute l’écriture du roman, j’avais un post-it au-dessus de ma tête : “Patrick n’utilise pas de métaphore”. Un monstre comme lui n’utilise pas de métaphore, il voit les événements de la manière brute, brutale.
Vous citez beaucoup Stephen King dans ce livre…
Il a joué un grand rôle dans ma vocation d’écrivain. Et plus particulièrement son roman Shining (1977). Lunar Park, c’était mon hommage à Stephen King, mon Shining. C’est le livre qui m’a demandé le plus de temps et d’énergie. J’essayais à l’époque de comprendre ma ridicule célébrité. J’ai tout de suite pensé à Jack Torrance dans son hôtel hanté et je me suis dit, tiens, moi aussi je vais jouer à l’écrivain hanté par les fantômes.