Entretien

Michelle Perrot : “Je voulais dresser un pont entre les générations”

08 mars 2023
Par Morgan Eschler
Michelle Perrot a publié “Le Temps des féminismes” chez Grasset.
Michelle Perrot a publié “Le Temps des féminismes” chez Grasset. ©J.-F. Robert/Grasset

Avec Le Temps des féminismes, Michelle Perrot nous offre son regard d’historienne et de pionnière de l’histoire des femmes. L’occasion de ressaisir l’évolution des féminismes et ce que notre période a de particulier selon elle ; de se confronter aux luttes des nouvelles générations et d’interroger les concepts phares de notre époque. Nous l’avons rencontrée, avec Eduardo Castillo, pour parler de leur dernier livre.

Michelle Perrot est historienne, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-Diderot et militante féministe française. S’il y a aujourd’hui une histoire des femmes, c’est en partie à elle que nous le devons. Elle est l’une des premières, dans les années 1970, à se demander si les femmes ont une histoire. En parallèle s’amorcent dans toute la France des réflexions similaires et les premiers colloques consacrés à cette question fleurissent. Avant Michelle Perrot et les historien·ne·s dans son sillage, l’histoire était une affaire d’hommes et s’écrivait le plus souvent au masculin. Les Femmes ou les silences de l’histoire (Flammarion, 1998) change la donne, tout comme les cinq volumes incontournables de l’Histoire des femmes en Occident (Perrin, 1991-1992), coordonnés avec l’historien Georges Duby. Michelle Perrot n’a eu de cesse d’écrire l’histoire des ouvrier·ère·s, des prisons et des femmes, au point de devenir une spécialiste mondialement reconnue de ces questions.

Eduardo Castillo est journaliste, conférencier, concepteur de débats littéraires et écrivain. Il a dirigé l’ouvrage Chili, 11 Septembre 1973 : la démocratie assassinée (Serpent à plumes, 2003). Professeur d’histoire-géographie et ancien étudiant de Michelle Perrot à l’université de Jussieu, il lui a proposé d’écrire ce livre passionnant visant à retracer l’histoire des féminismes et la genèse des débats actuels. Nous les avons rencontrés pour la sortie de ce livre. Ils seront également à la Fnac de Paris Saint-Lazare le mercredi 8 mars, à 18h, en compagnie de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie pour une conférence croisée.

À partir de
20€
En stock
Acheter sur Fnac.com
Le Temps des féminismes, de Michelle Perrot et Eduardo Castillo, Grasset, 208 p., 20 €.©Grasset

Abordons pour commencer la genèse de ce livre : comment vous est venue cette idée, Eduardo ? Quel en était le but ?

Eduardo Castillo : Je me suis aperçu que, parmi les nouvelles générations, il y avait parfois quelques lacunes concernant l’histoire des femmes, des féminismes et de tous leurs combats. J’avais le sentiment également que dans les générations les plus anciennes, il y avait une incompréhension des combats et revendications des jeunes femmes actuelles. Je me suis demandé de quelle manière articuler tout ça et faire que ces périodes différentes puissent se parler, se comprendre et s’interpénétrer. C’était l’objectif de ce livre.

Comment vous est venu ce titre ? Trouvez-vous que la période actuelle est “le temps des féminismes” plus qu’ont pu l’être les époques précédentes ?

Michelle Perrot : On a hésité sur le titre, on est parti au départ sur “les temps des féminismes”, puis on a changé pour “le temps des féminismes”. Je pense que chaque mot à son sens. Le temps, c’est plusieurs choses : c’est ce moment dans lequel nous vivons et dont nous pensons qu’il est un temps fort du féminisme (encore faut-il le qualifier et le situer). Et puis, ça a un sens plus long, l’évolution dans le temps du féminisme.

De la même manière, on ne dit pas “le féminisme” mais “les féminismes”, parce qu’ils ont changé et, aujourd’hui même, il peut y avoir des avis différents. Il ne faut pas imaginer que les féministes ont été tout de suite d’accord sur tout, ne serait-ce que sur le droit à l’avortement. Prenons l’exemple de la doctoresse Lagroua Weill-Hallé, qui a fondé, avec Évelyne Sullerot, Maternité Heureuse en 1956 (l’ancêtre du Planning familial). Évelyne Sullerot, protestante, était pour le droit à l’avortement ; Weill-Hallé, médecin et gynécologue, était beaucoup plus hésitante… C’est important de saisir les féminismes dans leur diversité et leur histoire, d’où ce titre.

Trouvez-vous que quelque chose d’important se joue actuellement et se met en place ? Que représente par exemple le mouvement “Me Too” selon vous ?

M.P. : Oui, c’est différent des années précédentes. Le mouvement Me Too représente un déplacement des frontières pour les droits des femmes, leur liberté, leur corps, l’affirmation de l’autonomie de leur corps. Ça veut dire une parole plus grande des femmes, une écoute de leur parole dans la société qui est beaucoup plus importante. Tout cela peut aboutir à des droits plus solides.

Pouvons-nous nous réjouir des avancées actuelles, ou bien faut-il rester sur nos gardes d’un éventuel backlash, comme nous l’avons vu aux États-Unis avec le recul concernant la loi sur l’avortement ?

M.P. : Ce n’est pas pour rien qu’on parle en France de constitutionnaliser le droit à l’avortement, ce qui serait quelque chose d’important, car ça montrerait la solidité fondamentale de ce droit. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas être aboli. Ces droits sont fragiles. Le pouvoir, les pouvoirs demeurent tout de même entre les mains d’hommes et de femmes qui peuvent partager des opinions conservatrices et réactionnaires. Quand on voit ce qui se passe en Italie, par exemple, on voit bien qu’on n’a pas besoin de faire appel à des hommes pour revenir sur des droits importants pour les femmes. L’IVG, c’est vraiment l’habeas corpus des femmes a souligné Geneviève Fraisse. À la suite de sa consoeur, Françoise Héritier disait que c’était une révolution copernicienne.

À lire aussi

Des événements, il y en a dans l’histoire, mais on ne sait pas toujours jusqu’à quel point ils sont décisifs. Là, il y en a un de décisif. Et ce n’est pas pour rien qu’on revient dessus. C’est justement considéré comme un droit fondamental qui fonde l’autonomie des femmes dans leur maternité, dans leur sexualité et, par conséquent, on peut revenir dessus. On le voit aux États-Unis : on est revenu sur le fameux jugement de la Cour suprême qui avait généralisé la possibilité de l’avortement au niveau fédéral. Maintenant, on laisse la liberté aux États de choisir, même si Biden semble vouloir le rétablir… Donc oui, c’est fragile. Il ne faut pas se faire d’illusion non plus. Nous pensons que beaucoup de choses sont réglées et, quand nous regardons l’ensemble du monde, le droit à l’avortement ne l’est pas. Dans combien de pays y a-t-il le droit à l’avortement en Amérique latine par exemple ?

E.C. : En Argentine, au Mexique, depuis peu… Par exemple, le Chili est très en avance sur les droits LGBT, mais ça coince avec les droits sur l’avortement. C’est très hypocrite, car les filles de la bourgeoisie peuvent se faire avorter dans de bonnes cliniques. Cela impacte davantage les femmes de condition modeste.

M.P. : Ce que vous dites pour l’Argentine, c’était la situation de la France dans les années 1970. Après la Libération, il y a eu une contradiction entre une jeunesse qui aspirait à beaucoup plus de liberté amoureuse, qui revalorisait la mariage d’amour, et l’Église et le Parti communiste qui n’acceptaient pas la contraception. Il y avait beaucoup de naissances non désirées, beaucoup d’avortements, relativement aisés pour la bourgeoisie, qui avait un peu d’argent, catastrophique dans les classes populaires.

E.C. : Par une sorte de renversement de l’histoire, il y a aujourd’hui des femmes américaines qui vont demander de l’aide aux femmes mexicaines, car elles possèdent des réseaux pour se faire avorter, pour donner des pilules du lendemain, notamment au Texas…

Pourquoi avoir retiré ce droit selon vous ?

M.P. : Une réponse à votre question réside dans l’importance de l’Évangélisme. Il y a certaines confessions religieuses qui sont particulièrement conservatrices et réactionnaires, l’Évangélisme en fait partie et particulièrement dans un certain nombre d’États américains. Ils en ont fait un véritable combat idéologique, religieux, politique. Il y a une sorte de conscience morale malheureuse. Les partis politiques jouent là-dessus, les Républicains, beaucoup, s’appuient sur ces croyances et ces populations.

Serait-ce lié également à des politiques natalistes ?

M.P. : Les politiques natalistes des États sont toujours très importantes. On l’a vu après les deux guerres mondiales : en France, il y a eu des millions de morts, des crises de dénatalité, et ça a marqué le début des allocations familiales. Dans l’État-Nation, le chiffre démographique demeure important. Un État qui se dépeuple, qui vieillit, c’est un État qui s’affaiblit.

E.C. : Mais, avec la Première Guerre mondiale, les femmes ont aussi pris goût à travailler, ce n’était pas évident de retourner ensuite à la maison et de reprendre ce rôle.

M.P. : La Première Guerre mondiale a été un évènement très important pour les rapports entre les sexes, parce que les femmes ont pris la place des hommes partis au front. Il fallait bien faire tourner les machines d’armement, plus que jamais. L’usine, c’est pas marrant, mais les longues journées à domicile, sans aucune limitation de travail, c’était pire. L’usine est aussi un monde du droit, il y a un droit social qui existe déjà, il y a des inspectrices du travail… Elles découvrent un autre monde, un monde que les hommes avaient mis au point, le monde des hommes qu’elles ne connaissaient pas auparavant.

Sur quels points devrions-nous nous concentrer en priorité ? L’égalité salariale ?

M.P. : Il est vrai que l’égalité salariale n’est toujours pas réalisée. À travail égal, il y a toujours une différence estimée entre 12 et 15%. Mais il me semble qu’il faut aller beaucoup plus loin et s’intéresser à la formation des jeunes femmes, par exemple. Le partage des tâches domestiques est un problème également, ainsi que l’image que les femmes ont d’elles-mêmes. Il y a aussi le pouvoir : dans les conseils d’administration, il y aurait moins de 10% de femmes… Le monde du travail reste un monde de la différence sexuelle et de la hiérarchie. Le salaire est un élément parmi d’autres, il faut prendre les choses dans leur ensemble.

À lire aussi

E.C. : Il y a aussi beaucoup de métiers qui étaient interdits aux femmes auparavant, dans lesquels les femmes sont aujourd’hui majoritaires, comme la médecine ou le droit. Mais, chaque fois que les femmes deviennent majoritaires dans un métier, il y a cette idée que ce métier est dévalorisé.

M.P. : Beaucoup d’hommes le disent. C’est un problème. Est-ce que c’est le sexe qui fait la valeur ? C’est tout ce que Françoise Héritier a étudié dans Masculin/Féminin (1996, Odile Jacob), la pensée de la différence. C’est un problème fondamental.

Si vous aviez des conseils à donner à de jeunes femmes, à de jeunes féministes, mais aussi aux jeunes hommes, quels seraient-ils ? Quels livres leur conseilleriez-vous de lire ?

M.P. : Le Deuxième sexe (Gallimard) publié en 1949 ; les écrits autobiographiques de Simone de Beauvoir. Dans ses livres autobiographiques, elle raconte son expérience de femme, de féministe. Il y a aussi des écrits beaucoup plus récents : Geneviève Fraisse, du point de vue philosophique, sur le consentement, l’égalité, la pensée de l’égalité, c’est une autrice à lire. Il y en a beaucoup d’autres, je pense à Manon Garcia, avec On ne naît pas soumise, on le devient (2018, Flammarion) et La Conversation des sexes (2021, Climats) ; à Camille Froidevaux-Metterie, qui vient de s’essayer au roman avec Pleine et douce (2023, Sabine Wespieser) et qui a beaucoup travaillé sur le corps féminin.

Je pense aussi à Jennifer Tamas avec Au Non des femmes, Libérer nos classiques du regard masculin (2023,Seuil) sur le regard masculin dans la littérature. Irene Théry (Moi aussi : la nouvelle civilité sexuelle, 2022, Seuil) travaille depuis longtemps sur les transformations contemporaines des liens entre les sexes et les générations. Et il y a toute la littérature américaine, notamment avec Trouble dans le genre (1990, La Découverte) de Judith Butler. Il y a une véritable bibliothèque qui s’est affirmée ces dernières années et qui s’adresse aux hommes et aux femmes. Du côté des hommes, les écrits d’Ivan Jablonka sont extrêmement intéressants parce qu’il se revendique homme-féministe. Il y a des historiens aussi, Georges Vigarello, par exemple, qui a écrit l’histoire du viol. En France, on a tout de même la chance d’avoir des femmes et des hommes féministes qui écrivent des livres.

Qu’avez-vous pensé du prix Nobel attribué à Annie Ernaux ?

M.P. : C’était une joie spontanée, un grand plaisir, un grand bonheur de voir cette femme couronnée. C’est un très beau témoignage de ce qu’est le vécu d’une femme. C’est une consécration. Elle parle des femmes et de leurs expériences, de toutes les expériences du corps ; le viol, l’avortement… Le fait qu’on lui donne le prix Nobel, c’est une reconnaissance à plusieurs niveaux : pour elle-même, pour les femmes, la condition des femmes, des transfuges de classe, etc. C’est un très beau prix Nobel.

À lire aussi

Vous m’avez dit avoir regardé le documentaire de Cécile Delarue sur l’affaire Johnny Depp/Amber Heard, La fabrique du mensonge, qu’en avez-vous pensé ?

M.P. : J’ai été très intéressée par cette histoire, que je ne connaissais pas, ou de très loin, et qui était très bien analysée. Elle montre, au-delà du couple, ce qui se passe dans la société américaine avec le masculinisme. Comment ils se sont emparés des réseaux sociaux, comment ils ont créé une autre histoire, comment ils ont voulu imposer leur récit. Ils ont complètement retourné la situation.

E.C. : C’est un retour en arrière par rapport à “Me Too”. C’est détruire l’un des fondements du mouvement qui était de croire la parole des femmes.

M.P. : Depuis “Me too”, on prend davantage en compte leur parole. La frontière s’est déplacée entre le public et le privé. Il y a des choses qu’on n’aurait pas osé regarder auparavant, maintenant si. Pour le meilleur et pour le pire… C’est vrai que l’intime est politique, comme on le disait autrefois. Il y a des rapports de pouvoir et des rapports politiques. Mais on a aussi le droit de garder des secrets. Je n’ai pas envie de tout raconter et c’est compliqué. On a le droit de garder le silence.

L’Éclaireur : Si ce silence ne profite pas au système et à l’oppresseur…

Les conseils lecture de Michelle Perrot

À lire aussi

Article rédigé par