Critique

Charge de Treize : la psychiatrie vécue de l’intérieur

15 mars 2023
Par Sophie Benard
Treize a écrit “Charge”, sur la prise en charge des maladies mentales.
Treize a écrit “Charge”, sur la prise en charge des maladies mentales. ©La Découverte

[Rentrée littéraire 2023] Précieux et poétique témoignage des dix ans qu’elle a passé en « pays psychiatrique », le premier ouvrage de Treize brise le silence qui entoure encore la prise en charge des maladies mentales.

Plus que la maladie mentale elle-même, c’est le « pays psychiatrique » qui, selon Treize, se révèle « impasse », voire « chemin sans fin, sans fond, et dont on ne ressort pas ». Car ce qui caractérise avant tout l’institution psychiatrique, au-delà du « petit sexisme ambiant » et du « petit racisme ordinaire » qui l’habitent, ce sont les dynamiques de pouvoir qui y sont lois. Au sommet de la pyramide, tout-puissants, les psychiatres, qui règnent en maîtres sur les infirmières et divers agents – mais surtout sur leurs patients et patientes. Ce sont eux qui décident des traitements chimiques à administrer aux malades, mais aussi de la mise en place des sismothérapies, cet équivalent contemporain des électrochocs d’antan.

« Ce que le droit français accorde à la signature du psychiatre comme impact sur la vie des patients devrait lui ôter tout espoir d’accueillir une parole libératrice de qui que ce soit. »

Treize
Charge

La narratrice de Charge (2023, La Découverte) est ainsi soumise plusieurs années à un lourd traitement composé « d’antidépresseurs, d’anxiolytiques et d’antipsychotiques répartis sur deux ou trois prises journalières ». Cette intrusion de la chimie dans son corps, qui bouleverse aussi bien ses états mentaux que son corps lui-même, Treize la subit comme un « viol intestinal quotidien ». Elle en constate aussi bien l’inefficacité que les lourds effets secondaires – qu’elle préfère appeler des « dommages collatéraux ».

Mais c’est aussi dans la parole – celle qui est forcée aussi bien que celle qui est silenciée ou niée – que la violence psychiatrique se manifeste. Contrainte de modifier son récit pour le faire correspondre aux attentes des « soignants » ou pour donner l’apparence attendue d’elle de la soumission, Treize s’en voit dépossédé – et c’est précisément ce que l’écriture de Charge vient réparer – d’où son intensité.

« De plus en plus mal écoutée, je deviens de moins en moins capable de dire. »

Treize
Charge

Dans un tel contexte, enfermée dans une chambre dont les fenêtres ne s’ouvrent pas, Treize est dans l’incapacité de se soigner. Tout sauf sécurisée, la narratrice se sent au contraire « tout au fond d’un trou très profond », et garde pourtant « la sensation de pouvoir tomber d’une seconde à l’autre » : « J’ai une peur qui me torpille le ventre sans répit et je suis épuisée de la sentir. » Ce qu’elle craint le plus, ce sont les « représailles médicales », c’est-à-dire la façon dont la violence psychiatrique risque de s’abattre sur elle ; mais elle souffre aussi de la honte – celle d’être un « légume psychique, un corps à l’arrêt ».

Des dix ans qu’elle a passé au « pays psychiatrique », de cette « décennie-choucroute, celle des pensées en chou-fleur et des émotions éclatées », Treize ressort avec un nouveau problème à traiter : une addiction aux substances chimiques qui lui ont été administrées. C’est ainsi qu’elle se rend compte que la priorité devient, pour elle, « d’éloigner les ordonnances de [s]a vie, et donc les ordonnateurs ». Et c’est désormais seule, loin de l’institution, qu’elle prendra en charge sa douleur ; au cours de ce nouveau combat, elle découvrira des « espaces de lutte intérieure » et les « bénéfices inouïs de connaître son propre territoire psychologique ».

Couverture de Charge de Treize. ©La Découverte

Alors que la narratrice souligne à chaque étape de son parcours les impardonnables manquements des institutions qu’elle traverse et consigne minutieusement les enjeux de pouvoir et les humiliations auxquelles elle est contrainte de se soumettre, le personnel se révèle dans Charge plus politique que jamais. Véhément et sans concession, le témoignage de Treize frappe ainsi aussi bien par son intensité que par sa forme, qui s’aventure volontiers vers une poésie sous influence du rap et du slam : « Sous les coups de l’artillerie pharmaceutique. On abandonne, une à une, nos plumes d’humanité. »

Charge, de Treize, La Découverte, 128 p., 16 €. En librairie depuis le 9 février 2023.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste