Il n’y a pas que la révolution du streaming qui a changé le paysage audiovisuel ces dernières années. La multiplication des œuvres portées par des femmes devant et derrière la caméra a introduit des thèmes et des sensibilités inédites sur nos écrans, ainsi que des conditions de travail plus justes.
Le 10 janvier dernier, la cérémonie des Golden Globes a fait son retour sur NBC après plusieurs éditions entachées par des controverses sur le manque de diversité parmi les votant·e·s. Certes, le palmarès 2023 contient de nombreux gagnant·e·s issu·e·s des minorités, mais la route vers l’égalité des chances à Hollywood est encore longue. New York Magazine a d’ailleurs qualifié 2022 d’année des nepo babies (pour népotisme) – ces « fils et filles de » qui ont gravi les échelons du show-business grâce à leurs parents célèbres.
Et si avoir plus de femmes aux commandes de la création télévisée pouvait changer la donne ? Une étude à l’initiative du site Women in Hollywood pour 2019-2020 a montré que, quand une série de network ou de plateformes compte au moins une showrunner (ou productrice exécutive), le nombre d’employées à d’autres postes techniques clés et la variété des personnages féminins est substantiellement plus élevé que pour des œuvres créées par des hommes.
La double casquette actrice-productrice
Justement, ce qui nous frappe dans les résultats des Golden Globes, c’est que trois (sur cinq) des actrices victorieuses dans la section TV sont à la fois stars et productrices des séries qu’elles représentent. Zendaya avec le teen drama phare de HBO, Euphoria ; Quinta Brunson pour Abbott Elementary, qui remporte également le prix de la meilleure comédie de l’année ; et Amanda Seyfried dans la minisérie inspirée de faits réels, The Dropout.
Toutes ont donc joué un rôle déterminant dans la façon dont l’histoire de leur héroïne est racontée, et se sont donné la marge de manœuvre nécessaire pour livrer des performances remarquables. Lors de son discours, Quinta Brunson a remercié ses co-producteurs exécutifs pour leur soutien : « Deux hommes blancs qui me disent “OK Quinta“ et me laissent faire les choses comme je le sens. »
Davantage d’impact décisionnel, d’autonomie, d’opportunités pour les talents émergents… La double casquette actrice-productrice est-elle devenue l’accessoire indispensable pour écrire le futur de la télévision ? Une chose est sûre, les femmes et les représentantes des minorités ethniques et LGBT+ ont une vision globale des améliorations requises.
Leur implication des deux côtés de l’écran permet d’élargir les types de représentations dans la fiction et de fabriquer des séries dans le respect des différences (coordinateur·rice·s d’intimité, plannings adaptés à la maternité, lutte contre les discriminations salariales). Alors, à quoi ressemblent ces transformations concrètes et comment en sommes-nous arrivés là ?
Les pionnières
L’histoire de la féminisation de la production audiovisuelle n’est ni rapide, ni linéaire. Elle remonte aux balbutiements de la transition des feuilletons radio vers les grilles des programmes TV aux États-Unis. Comme l’explique Jennifer K. Armstrong dans son livre When Women Invented Television : « À partir de la fin des années 1940, la trajectoire des femmes dans ce milieu est faite d’avancées révolutionnaires puis de reculs brusques, encore et encore. »
Les pionnières sur lesquelles la journaliste se concentre sont d’ailleurs quasi-inconnues aujourd’hui en France (les actrices-productrices Gertrude Berg et Irna Phillips, l’animatrice Hazel Scott).
Les raisons du déclin qui suivit l’apogée professionnel pour ces trois femmes juives, noires et/ou « matures » ? Le racisme, l’anti-communisme et, plus généralement, le sexisme des hommes qui occupent les hautes sphères de l’entertainment dans l’après-guerre (directeurs de chaînes, publicitaires). La seule exception mentionnée dans l’ouvrage est la légendaire Betty White, qui réinvente sa carrière au prix de choix personnels osés pour l’époque.
Quelques années plus tard, Lucille Ball devient la figure féminine la plus influente d’Hollywood avec sa sitcom mégapopulaire I Love Lucy. D’abord en collaboration avec son mari Desi Arnaz, puis en solo après leur divorce en 1960, elle dirige la société de production Desilu qui donne le feu vert financier aux succès-monstres Mission: Impossible et Star Trek.
Le tout après avoir brisé un tabou télévisé en 1952 avec l’épisode « Lucy is Enceinte » (en français dans le texte pour déjouer la censure autour du mot pregnant). Elle et Ricky y annoncent que leurs personnages attendent un enfant, reflétant l’expérience du couple dans la vraie vie. L’épisode de la naissance est même programmé pour coïncider avec la césarienne des Arnaz ! Lucille Ball mène ainsi de front, jusqu’à sa mort en 1989, ses activités de vedette internationale, mère de famille et directrice de studio.
Elle ouvre les portes pour celles qui lui succéderont dans les décennies à venir en tant qu’actrices-productrices : Marlo Thomas, Mary Tyler Moore, Candice Bergen et Roseanne Barr. Plus près de nous, le passage de torche est visible dans le parcours d’Amy Poehler (qui réalise le documentaire Lucy and Desi et produit les comédies féministes Broad City et Russian Doll), de Nicole Kidman (qui joue Lucille dans Being the Ricardos et a collaboré avec David E. Kelley sur plusieurs miniséries), ou encore de Sarah Jessica Parker, qui monte en grade dès 1999 sur Sex and the City.
Quand le showrunner Darren Star l’encourage dans ce sens, elle a la réaction typique de la plupart des stars qui, comme elle, font le grand saut vers la production : « Je n’y connais rien. » Mais elle se laisse convaincre d’apprendre en observant et assiste à toutes les réunions exécutives. Elle affirme : « Produire, c’est beaucoup de chiffres, de budgets et de relations syndicales et personnelles […] C’est excitant, les enjeux sont élevés et tu t’investis. »
Les mentors
Mais s’il y a bien une star à laquelle on pense quand il s’agit de décrire une business-woman multi-talentueuse et ultraprolifique, c’est Reese Witherspoon. Elle apparaît depuis 2019 dans la liste annuelle des 100 femmes les plus puissantes compilée par le magazine Forbes, qui la nomme actrice la plus riche du monde en 2021 avec une fortune estimée à 400 millions de dollars.
Cette reine de la rom-com, oscarisée en 2006 pour Walk the Line, se tourne vers la production à partir du moment où elle réalise que les rôles de femmes de plus de 30 ans – et les histoires qui les placent au centre – sont rares à Hollywood. Frustrée, mais pas découragée, elle consolide sa société Hello Sunshine avec le but de changer la façon dont ses consœurs sont perçues dans les médias.
Aujourd’hui, la blonde iconique a non seulement réussi à rebooter sa carrière en s’attribuant des personnages qui déjouent le stéréotype de la femme au foyer, mais elle est devenue le soleil d’un écosystème d’actrices-productrices A-list ne trouvant pas d’opportunités à la hauteur de leurs talents au cinéma.
Alors, pourquoi ne pas se mettre en haut de l’affiche d’une série de prestige ? Ses collègues Nicole Kidman et Laura Dern (Big Little Lies), Kerry Washington (Little Fires Everywhere) et Jennifer Aniston (The Morning Show) l’ont toutes suivi dans ce modèle.
Comme l’avance Joy Press, l’autrice de Stealing the Show: How Women Are Revolutionizing Television : « Le succès massif de Reese Witherspoon a encouragé d’autres actrices à explorer leur pouvoir en tant que productrices et à se servir de leur rayonnement pour lancer des projets centrés sur les femmes. »
De l’Oscar à la télécommande, il n’y a qu’un pas, comme le prouvent les filmographies d’Halle Berry (Extant), Julia Roberts (Homecoming), Emma Stone (Maniac), Viola Davis (The First Lady), Kate Winslet (Mare of Easttown), Cate Blanchett (Mrs. America), Hilary Swank (Away), Jessica Chastain (Scènes de la vie conjugale) et Natalie Portman (Lady in the Lake, à venir) !
Ce pivot vers plus de contrôle a aussi inspiré des comédiennes qui se sont retrouvées prisonnières de leur image après avoir participé pendant des années à une série culte. Ce fut notamment le cas des actrices de Friends. Ayant tenté, avec plus ou moins de succès, de transitionner vers le grand écran, elles finissent par produire pour la télévision des comédies engagées. Notre préférée est The Comeback, de et avec Lisa Kudrow. Antérieur à #MeToo, ce chef-d’œuvre du cringe montre comment les femmes sont méprisées sur les plateaux TV.
Certaines mauvaises langues diront que ces actrices s’approprient égoïstement des projets faits sur mesure pour leurs besoins, mais ce serait ignorer le fait qu’elles se positionnent aussi en tant que mentors. Salma Hayek (Ugly Betty), Tina Fey (Girls5eva), Mindy Kaling (Never Have I Ever), Elizabeth Banks (Shrill) et Margot Robbie (Maid) sont toutes restées dans les coulisses pour soutenir des artistes prometteuses n’ayant pas (encore) leur influence.
Au sujet de Tina Fey (Girls5eva), Jennifer K. Armstrong précise : « Son impact se ressent partout. Depuis 20 ans, elle est, au même titre que Shonda Rhimes, une des voix les plus puissantes de la télé. En tant que mentore, elle a créé un effet de ricochet inestimable ». Et la roue tourne : America Ferrera, elle-même devenue productrice, continue de promouvoir les représentations latinas.
Les anti-héroïnes
Il s’agit donc ici d’entraide et non pas de compétition, car plus il y a de contenus, plus cela fait de place pour de nouveaux visages et des voix originales. Le système Witherspoon consiste ainsi à piocher dans une vaste littérature féminine sous-estimée. Le book club Reese x Hello Sunshine, qui rassemble un million de fans en ligne, sélectionne chaque mois un ouvrage qui devient souvent un best-seller.
Ce public conquis d’avance est le premier indicateur du succès potentiel d’une adaptation. La propriété intellectuelle est acquise très en amont, puis le processus de production se met en place et dure plusieurs années : la minisérie Daisy Jones & The Six, qui sort ce 3 mars sur Amazon Prime, est une recommandation lecture qui remonte à 2019.
Kaley Cuoco (The Big Bang Theory) – qui est revenue sur le devant de la scène avec The Flight Attendant – plaisante d’ailleurs en disant que quand elle est tombée sous le charme du roman, sa crainte était que les droits aient déjà été achetés par Reese. Via sa société de production Yes, Norman, elle dit oui « à des personnages féminins complexes, des récits variés et des auteur·rice·s débutant·e·s pour leur permettre de briller. »
Si on lit entre les lignes, l’une des avancées permises par l’ascension des actrices-productrices à l’ère de la Peak TV est la multiplication des anti-héroïnes. Elles existent sur le papier et dans la vraie vie, alors pourquoi pas dans nos séries ? Voilà comment quantité de stars en quête de rôles juteux se tournent vers le genre, très populaire en ce moment, du true crime. Le rythme épisodique s’y prête tellement bien que beaucoup de podcasts sont déjà passés par là.
Ils constituent donc une autre source d’inspiration pour des interprètes qui souhaitent passer derrière la caméra et garder un certain contrôle sur leur image, surtout quand le scandale est encore frais. Dirty John avec Connie Britton, WeCrashed avec Anne Hathaway, The Girl from Plainville avec Elle Fanning, The Dropout avec Amanda Seyfried, Gaslit avec Julia Roberts, Candy avec Jessica Biel… Toutes ces histoires inspirées de faits réels ont évolué du format podcast au format TV grâce à la contribution d’artistes courageuses. Elles y jouent des personnages détestables et/ou ambigus, à la fois victimes et coupables de gaslighting.
Les intimistes
Les femmes de l’industrie TV se réapproprient également des genres traditionnellement perçus comme masculins : l’espionnage (la série Killing Eve est produite par les deux actrices principales), le whodunnit (Bad Sisters de Sharon Horgan), les serial killers (Mindhunter produite par Charlize Theron), la comédie grasse (Broad City de Ilana Glazer et Abbi Jacobson), le voyage dans le temps (Russian Doll de Natasha Lyonne) ou la fresque urbaine (Chi de Lena Waithe). Le résultat est vivifiant et le public en redemande.
Elisabeth Moss, qui interprète une anti-héroïne increvable dans la série dystopique The Handmaid’s Tale explique : « Tu approches le projet très différemment quand tu es productrice, parce que tu es impliquée dès le début […]. Je fais toujours la demande, surtout si j’ai le premier rôle, parce que c’est mon visage sur l’écran […] Pour moi, ce n’est jamais un vanity title (par vanité), mais c’est parfois le cas. »
Nous ne savons pas à qui elle fait allusion, mais on peut avancer que ce n’est pas la motivation principale d’une autre famille d’actrices-productrices : celles qui oublient leur orgueil pour explorer les recoins de leur intimité. Souvent issues de la génération des millennials et admiratives de l’audace de Girls de Lena Dunham, ces stars-showrunners nous livrent des œuvres semi-autobiographiques inclassables.
Elles touchent à des thèmes à la fois difficiles et universels : le deuil dans Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, le consentement dans I May Destroy You de Michaela Coel, l’addiction dans Feel Good de Mae Martin, ou la dépression dans This Way Up de Aisling Bea. Cette aisance pour la vulnérabilité provient de la scène – toutes ces créatrices britanniques sont passées par le stand-up.
En Amérique, la comédie est encore plus franche. Maya Erskine et Anna Konkle revivent les troubles de l’adolescence dans l’hilarante PEN15 ; Rachel Bloom évoque les maladies mentales en mélodies dans Crazy Ex-Girlfriend ; Sharon Horgan et Sarah Jessica Parker s’allient pour présenter un mariage qui disjoncte dans Divorce ; quant à Catherine Reitman, Frankie Shaw et Pamela Adlon, elles exposent la maternité sans concessions, mais avec beaucoup d’humour, dans Workin’ Moms, SMILF et Better Things respectivement.
Le risque paie : toutes ont été nommées ou récompensées par des BAFTA, Emmys et Golden Globes. Du côté de chez nous, des séries comme Jeune et Golri, La Meilleure version de moi-même et Désordres se placent sur le même terrain d’expérimentation narratif, loin du male gaze.
Les activistes
Ce qui permet cette liberté de ton – dans un contexte où #MeToo a rebattu les cartes de ce qui est acceptable sur un plateau –, c’est le sentiment de sécurité que ces dirigeantes créent pour elles et leurs équipes. Depuis quelques années, cela passe par le nouveau métier de coordinateur·rice d’intimité.
Cette pratique a été initiée pendant le tournage de The Deuce (série HBO qui relate la naissance de l’industrie du porno), sous l’impulsion de l’actrice-productrice Maggie Gyllenhaal. Le but est de respecter les limites de chacun·e lors des scènes de sexe ou de nudité et d’éviter les erreurs du passé. Par exemple, Sarah Michelle Gellar, qui reconnaît que l’environnement de travail était toxique à l’époque de Buffy contre les vampires, a mis en place des barrières de protection sur sa nouvelle série Wolf Pack.
La première coordinatrice d’intimité française, Monia Aït El Hadj, qui exerce sur de nombreuses productions internationales, nous apprend que la pratique de son métier est en train de s’institutionnaliser par le haut : « Souvent, les producteurs m’embauchent, car le diffuseur (une grosse plateforme comme Netflix, Amazon ou Disney) le demande. »
Du point de vue de la diversité sur les écrans et dans les coulisses, les chiffres post #MeToo sont aussi encourageants. Selon un rapport récent de la Writers Guild of America, comparé à 2010, il y a davantage d’embauches de scénaristes femmes à la TV : leur part est montée de 29,3 % à 45,3 %, soit presque à égalité avec les hommes. Le taux pour les BIPOC (Black, Indigenous, and people of color) passe de 13,6 % à 37 %.
Quant aux personnes LGBTQ+, qui représentent 7,9% de la population aux U.S., ils détiennent 11,6 % des postes d’auteurs. Sachant que l’on ne commence à recenser le nombre de femmes dans l’industrie hollywoodienne qu’à partir des années 1970, c’est un sacré progrès. Comme nous l’explique Jennifer K. Armstrong : « La seule façon de se faire remarquer, c’est d’être dans la même pièce que les gens au pouvoir. Les femmes qui se décarcassent pour en aider d’autres, jusqu’à ce qu’il y ait assez de femmes dans des positions d’envergure pour que cela ne soit plus nécessaire, voilà comment se produit le changement durable ».
Rien n’aurait été possible sans les efforts d’artistes-activistes bien décidées à montrer l’exemple. Parmi elles, Eva Longoria (Grand Hotel) rappelle : « En tant que femmes et personnes de couleur, nous ne pouvons pas attendre que quelqu’un d’autre s’y mette. »
Issa Rae (Insecure, Rap Sh!t), dont la société de production Hoorae compte déjà sept projets d’envergure pour 2023, ajoute : « Pour nous, c’est obligatoire. On veut contribuer. » Citons également les efforts de Lena Waithe (Master of None, Them) qui, avec sa fondation Hillman Grad, soutient des jeunes créatif·ve·s issu·e·s de communautés sous-représentées.
Pour contrecarrer les inégalités de salaire généralisées à Hollywood (et en France), certaines productrices vont encore plus loin : elles n’embauchent que des femmes. C’est le cas de la série P-Valley, de la saison 2 de Dirty John et de la prochaine saison des Anneaux de Pouvoir, pour lesquelles toutes les responsabilités de mise en scène sont confiées à des réalisatrices.
D’autres productions féminines, comme Crazy Ex-Girlfriend, ont fait une priorité d’accommoder les membres de l’équipe qui sont jeunes parents : les heures de travail sont raisonnables et des salles de garde sont installées dans le studio ou à proximité. Alors, quoi de mieux que des actrices devenues productrices pour combattre les discriminations dans l’industrie télévisée ? Leurs enfants qui ont grandi sur les plateaux, bien sûr ! La relève est assurée.