Entretien

Monia Aït El Hadj est coordinatrice d’intimité, elle nous raconte les coulisses des scènes de sexe dans les séries

17 janvier 2023
Par Agathe Renac
“50 nuances de Grey”.
“50 nuances de Grey”. ©Universal Pictures

Monia Aït El Hadj est la première coordinatrice d’intimité en France. Elle a travaillé sur des productions comme Emily in Paris ou Marie-Antoinette, et nous dit tout sur la coordination d’intimité, une préparation nécessaire aux scènes de nu et d’intimité dans les films et les séries.

Les coordinateurs et coordinatrices d’intimité sont apparu·e·s aux États-Unis en 2018 grâce au mouvement #MeToo. En France, vous êtes la première à exercer ce métier. En quoi consiste-t-il ?

Je travaille pour un tiers de productions françaises et deux tiers de créations étrangères qui sont tournées en France. Mon job est de soutenir et collaborer avec les comédiennes, les comédiens, les réalisateurs et les réalisatrices pour créer des scènes de nudité et d’intimité. Je m’assure du consentement de chacun·e durant le processus créatif. Je crée un environnement de travail sécurisant pour toutes les personnes concernées par ces séquences.

Avant (et encore maintenant), ces scènes étaient souvent improvisées et elles ne faisaient pas l’objet d’une préparation. Or, elles sont compliquées à tourner. Elles peuvent être difficiles d’un point de vue physique, émotionnel et même psychique. Donc, elles nécessitent d’être préparées comme toutes les autres parties du scénario.

Qu’est-ce qui a motivé l’apparition de cette nouvelle activité ? Y avait-il des dérives concernant les scènes de nu ?

Ce n’est pas tant des dérives. Le mouvement MeToo a porté un coup de lumière sur des comportements qui ne sont plus admissibles aujourd’hui, sur des situations qui se déroulaient aussi en dehors des tournages. Ce mouvement a libéré la parole des comédiens et des comédiennes, notamment sur la façon dont ces scènes étaient tournées.

Souvent, les gens se posent des questions : comment ça se passe, quand on est nu·e sur un plateau ? Quand on doit jouer une scène de sexualité avec une autre personne ? Est-ce qu’il y a des règles ? Est-ce qu’on peut laisser place à l’improvisation totale ?

Élite.©Netflix

Ça peut très bien se passer, comme très mal. Je ne veux pas colporter des ragots, mais il y a des histoires sur des scènes d’intimité et de nudité qui se sont mal terminées. D’autant plus qu’il y a énormément de personnes sur un plateau (entre 30 et 40), ce qui ajoute de la complexité au tournage de ces séquences. Chacune est occupée à faire sa tâche. Exemple courant : parfois, le comédien ou la comédienne peut ne pas être rhabillé·e entre les prises. Ce n’est pas normal. Mon travail, c’est de faire en sorte que ça n’arrive pas.

Qui choisit de faire intervenir un·e coordinateur·rice d’intimité sur un plateau ?

Ça dépend : soit la production, soit les comédien·ne·s. Pour la série Marie-Antoinette, qui est sortie en octobre sur Canal+, c’était à la demande des acteurs et actrices, et le réalisateur était complètement open.

Travaillez-vous aussi sur des films pornographiques ?

Je ne travaille pas pour l’industrie du porno. J’espère néanmoins que la coordination d’intimité s’étendra davantage dans ce domaine [certaines productions font déjà appel aux coordinateur·rice·s d’intimité, NDLR]. Si des personnes se sentent l’énergie d’aller travailler dans cette industrie, qu’elles foncent. Il y a du boulot ! Pour ma part, je préfère rester dans le cinéma conventionnel, avec des scènes de sexe simulées – contrairement à celles du porno, qui sont réelles.

Certain·e·s cinéastes et acteur·rice·s pensent que les coordinateur·rice·s d’intimité censurent la créativité et la liberté de la réalisation, ou dégradent la spontanéité amoureuse des comédien·ne·s. Qu’en pensez-vous ?

Quand je rencontre un·e réalisateur·rice, je lui dis toujours que je ne suis pas la censure, la police des bonnes mœurs ou celle qui va effacer la sexualité ou la nudité d’un film. En France, certain·e·s craignent cette restriction. C’est un métier nouveau, qui vient des États-Unis, et forcément ça interroge, car le pays a encore cette image un peu puritaine.

J’ai déjà entendu les réflexions que vous évoquez, mais, pour moi, aucune limite ne peut entraver la créativité d’un metteur en scène. Par exemple, si une actrice me dit qu’elle ne veut pas montrer ses seins, la séquence ne sera pas moins intéressante pour autant, car le cinéaste saura trouver un moyen pour créer un moment intime autrement.

Gossip Girl.©The CW

Donner un cadre n’enlève en rien le talent du comédien ou de la comédienne. Le jeu d’acteur est un vrai travail ; ce n’est pas une sorte de chimie qu’on irait chercher je ne sais où. Cette vision des choses est très old school. On peut réaliser une très belle scène qui semble spontanée en l’ayant réfléchie et travaillée avant. Parfois, les réalisateurs ou les réalisatrices ne parlent pas avec les comédien·ne·s en amont. Ils veulent les laisser faire sur le plateau et voir comment cela se passe.

Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon de travailler. Que ce soit au théâtre, dans les séries ou dans les films, une scène d’intimité est censée se répéter plusieurs fois. Or, cette espèce d’alchimie que certain·e·s fantasment ne peut se révéler qu’une fois. À la troisième prise, ça ne prend plus.

Normal People.©BBC Three

Et puis, c’est quoi “l’alchimie” ? C’est très subjectif. Si je demande à deux personnes de s’embrasser passionnément, elles n’auront pas la même définition de la passion. C’est beaucoup plus intéressant d’essayer de l’expliquer avant, avec un vocabulaire technique. Ensuite, les acteurs et actrices ajouteront leur propre patte.

Justement : comment préparez-vous les scènes en amont ? Pensez-vous à une sorte de chorégraphie ?

Une scène d’intimité est toujours stressante – et c’est normal. Chacun·e a son passif dans la vraie vie et on ne sait pas quels souvenirs ces scènes peuvent réveiller. Quand il n’y a aucune discussion, on se fait tout un tas de films dans notre tête en se demandant ce que le réalisateur ou la réalisatrice va nous demander, ce qu’on va devoir faire… Parfois, la description du scénario s’arrête à : “Ils font l’amour”. Ça ne veut absolument rien dire en termes de mise en scène.

Pour que tout soit clair et que les comédiens déstressent, il faut tout simplement communiquer. Je discute avec le réalisateur ou la réalisatrice, en lui demandant ce qu’il ou elle imagine en termes d’interprétation et de technique, puis avec les acteurs et actrices concerné·e·s pour savoir ce qu’ils et elles veulent montrer et ne pas montrer, ce qu’ils et elles sont prêts à faire, etc.

Insecure.©HBO

Ces discussions dédramatisent beaucoup la situation. On construit la chorégraphie, step by step, et on la répète pour savoir qui va faire quoi, comment, à quel moment, etc. Il s’agit juste de trouver une structure à la séquence. C’est purement techniquement et ça plonge cette scène d’intimité dans une ambiance très professionnelle. Le but, c’est de ne pas être étonné·e sur le plateau et de ne pas en ressortir traumatisé·e.

Les comédiens et comédiennes se sentent-elles plus libres aujourd’hui ? Parviennent-on à refuser certaines scènes si on ne souhaite pas les interpréter ?

Quand vous êtes comédien·ne, vous voulez travailler. Vous ne souhaitez pas passer pour la personne qui dit toujours non ou qui pose des tas de questions. De nombreuses actrices ont avoué avoir accepté la nudité parce qu’elles voulaient bosser, et non pas parce qu’elles la trouvaient justifiée ou parce qu’elles voulaient montrer leur corps.

La Chronique des Bridgerton.©Netflix

Ce n’est pas simple de dire non. D’autant plus quand on est jeune. On veut faire plaisir au réalisateur ou à la réalisatrice, et il y a toujours des jeux de pouvoir sur un plateau. La personne qui réalise, même si elle est très compréhensive, inconsciemment, c’est la cheffe. C’est celle qui a le pouvoir. Des comédiennes et comédiens pensent qu’ils pourraient être remplacés facilement s’ils refusaient une scène.

Voyez-vous de réelles différences dans les scènes d’intimité qui ont été encadrées ? Comme dans Euphoria, Normal People ou I May Destroy You, par exemple ?

La différence la plus importante ne se voit pas toujours à l’écran : c’est le consentement des comédiennes et des comédiens. Il y a une vraie discussion avec elles et eux pour savoir ce qu’ils sont prêts à faire ou non. Le but, c’est qu’elles et ils ne rentrent pas le soir en se disant qu’ils ne voulaient pas montrer telle partie de leur corps ou faire tel plan, mais qu’ils n’osaient pas dire non devant autant de monde.

Normal People.©BBC Three

Il y a deux types de scènes d’intimité : les fantasmées et cinématographiques, et celles qui se rapprochent de la réalité. Quand j’étais ado, la première catégorie était surreprésentée. Tout se passait très facilement dans les séries. Il n’y avait aucune crainte, les personnages étaient très jeunes et avaient une vie sexuelle très épanouie malgré leur âge.

Finalement, j’ai grandi avec des modèles qui nous mettaient une pression monstre vis-à-vis de la sexualité – et le porno joue ce rôle aujourd’hui. C’est difficile d’avoir 15 ans, d’être confronté·e à ces représentations et se demander comment ça se passe dans la “vraie vie”.

À l’inverse, des séries comme Sex Education montrent aux adolescent·e·s des personnages un peu maladroits qui se cherchent et se découvrent petit à petit. Je pense que ces deux visions (la fantasmée et la réelle) sont nécessaires. Le cinéma permet de sublimer la vie, mais il faut aussi montrer la réalité, surtout au jeune public.

Donc la représentation de la sexualité a évolué ces dernières années ?

Oui ! Aujourd’hui, ces deux types de sexualité sont représentés à l’écran. Les séries changent, les acteur·rice·s changent et les nouvelles générations changent aussi. Quand je rencontre de très jeunes comédien·ne·s, ils me demandent souvent comment on faisait avant, quand il n’y avait pas de coordination d’intimité. Il y a eu une vraie évolution dans la culture et dans la manière d’appréhender les choses.

Quels secrets se cachent derrière une scène d’intimité ? Pouvez-vous nous révéler tout ce qu’on ne sait pas sur cet univers ?

C’est très technique en réalité. Souvent, on tourne de manière coupée. La différence entre ce qu’on tourne et ce qui est montré à l’écran peut être très différente, car il y a une phase de montage qui reprend tout ce qui a été tourné.

The Naked Director.©Netflix

N’oublions pas que l’on joue aussi avec les éléments du décor. Parfois, on a l’impression que les comédiens sont dénudés, mais ce n’est pas le cas. On utilise simplement la lumière pour en donner l’illusion. La vérité, c’est qu’ils ne sont jamais nus, peau contre peau. Il y a des cache-sexe, des protections entre eux, des prothèses…

Y a-t-il des interdits ?

Déjà, tout est simulé et il n’y a pas de pénétration. Ensuite, les limites viennent des comédiennes et des comédiens. Par exemple, une actrice peut accepter ou refuser que son partenaire lui caresse les seins. Mais en général, les productions sur lesquelles je travaille sont “grand public“ et il n’y a jamais de gros plan sur les parties intimes des comédiens.

Vous avez travaillé sur les saisons 2 et 3 d’Emily in Paris. Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?

C’est une série où les scènes intimes sont assez soft. Dans la saison 2, une scène de nudité m’a particulièrement marquée. Elle se déroule dans un hammam traditionnel marocain. Emily n’est pas nue, elle a son peignoir jusqu’au cou et elle se demande ce qu’il se passe. En revanche, les autres comédiennes le sont complètement ou en partie. On a fait un gros travail sur la nudité et on a demandé aux actrices si elles étaient ok avec le fait de montrer leur sein, ou d’autres parties de leur corps.

Le jour du tournage, on a souhaité qu’il n’y ait que des femmes dans l’équipe technique pour que celles sur le plateau se sentent plus à l’aise. Le réalisateur est sorti, et on a gardé une équipe exclusivement féminine – mis à part la personne à la caméra qui ne pouvait pas être remplacée. Lily était très contente qu’il y ait quelqu’un pour gérer toutes ces questions. Les comédiennes se sont senties respectées et écoutées.

Comment voyez-vous l’avenir de votre métier ?

Aujourd’hui, j’aimerais travailler pour davantage de productions françaises. Ce n’est pas un métier réservé aux productions étrangères qui tournent à Paris. L’intimité nous concerne tous, et ce n’est pas parce que nous sommes français que nous sommes exempts de parler de toutes ces choses-là.

Il faut prendre ces scènes au sérieux. Elles nécessitent la même attention que les autres. Si c’est juste pour avoir une séquence olé olé, ça n’a pas de sens. Travaillons-les au mieux pour que tout se passe bien. J’espère que les productions françaises vont davantage faire appel aux coordinateurs et coordinatrices d’intimité.

Outlander.©Netflix

En réalité, de plus en plus de personnes se forment à ce métier. Plus elles seront nombreuses à travailler, plus il fonctionnera et entrera dans les mœurs. De la même manière, les coordinateur·rice·s de cascade permettent d’encadrer des scènes où les acteurs tombent dans les escaliers, par exemple. On ne va pas simplement les pousser et regarder comment ils chutent. C’est la même chose pour les plans intimes. Les comédiens et comédiennes peuvent se blesser physiquement et émotionnellement.

Autre exemple : il y a toujours un encart à la fin des films qui dit “les animaux n’ont pas été maltraités durant le tournage”. Quid des êtres humains ? Aujourd’hui, on veut savoir comment sont fabriqués les produits que l’on consomme. Alors, on devrait se poser les mêmes questions pour ce qu’on consomme visuellement.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste