Cinq ans après MeToo, comment la déferlante féministe a-t-elle modifié le monde de l’édition ?
Depuis quelques jours, les affiches du film She said ont envahi les colonnes Morris et les panneaux publicitaires des villes françaises. Cinq ans après les révélations de l’affaire Weinstein et la déflagration #MeToo, première étape fracassante d’un libération généralisée de la parole des femmes face à une société patriarcale qui aliène et qui brise, la cinéaste allemande Maria Schrader réalise une adaptation coup de poing de l’enquête qui a embrasé le débat public et réveillé les consciences.
C’était le 5 octobre 2017. Les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey révélaient dans le New York Times les crimes sexuels du producteur le plus prestigieux d’Hollywood, Harvey Weinstein, accusé de profiter de son pouvoir pour agresser des femmes – sans peur des représailles, du fait de l’omerta coupable du milieu.
Quelques mois plus tard, les deux journalistes remportaient le Prix Pulitzer avec She said (Alisio, 2020), récit palpitant de leurs investigations dans lequel elles racontaient notamment comment elles avaient pu convaincre des dizaines de femmes de témoigner.
Un progressif #Metoo de l’édition
Si la déferlante MeToo a rapidement envahi l’espace public, notamment grâce à Twitter, si les révélations de l’affaire Weinstein ont contribué à pourfendre les atrocités du système hollywoodien et du cinéma mondial, les choses ont pourtant été plus longues à se décanter dans les arcanes du pouvoir germanopratin. Le milieu intellectuel et littéraire français, et plus particulièrement le monde de l’édition, a accusé un temps de retard. Silence coupable ou simple retard à l’allumage ?
À des étapes différentes du mouvement MeToo, trois récits coup de poing, trois livres confession ont tout de même servi en France de flamboyants porte-étendards d’un combat encore loin d’être terminé. L’éditrice Vanessa Springora a été la première à mettre le feu aux poudres. Paru lors de la rentrée d’hiver 2020, son récit autobiographique glaçant, Le Consentement (Grasset, 2020), dans lequel elle raconte les crimes pédophiles commis à son encontre par l’écrivain Gabriel Matzneff, a profondément secoué le milieu littéraire français. Si elle avait déjà commencé à écrire avant les révélations de l’Affaire Weinstein, la libération généralisée de la parole des femmes a conforté son désir de justice :
J’ai toujours su que je ne pourrais me réapproprier cette histoire que par un livre, et pas autrement. Parce que ses livres à lui, ceux où il racontait notre histoire, ont redoublé ma souffrance.
Vanessa Springora
La puissance de cette confession a définitivement mis fin à la sclérose ambiante. À la suite de la parution de ce livre, une tribune signée par des femmes et des hommes de lettres est publiée dans les médias français et dénonce les violences sexuelles dans l’édition :
« Combien de Weinstein dans le monde littéraire ? Combien de Tartuffes aux mains moites, de Don Juan à la braguette souple ? Nous ne serons plus celles qui encaissent, celles qui subissent. »
Un an plus tard, le 7 janvier 2021, la parution surprise de La Familia grande (Seuil, 2021) de Camille Kouchner révèle l’inceste commis par le politologue Olivier Duhamel, et le silence de la mère de la victime, Evelyne Pisier, qui savait et s’est tue. En décortiquant les mécanismes du silence qui entourent ce crime et tous ceux du même genre, la juriste entraîne une nouvelle déflagration qui vient porter un coup presque fatal à l’entraide coupable et silencieuse des élites françaises.
Mais preuve s’il en fallait que rien n’est acquis et que la lutte continue encore et toujours aujourd’hui, la rentrée littéraire de cette année a elle aussi été bousculée par un nouveau récit puissant. Un an après l’annonce du classement sans suite de sa plainte à l’encontre de Patrick Poivre d’Arvor, la journaliste Hélène Devynck, une de ses nombreuses victimes, raconte son histoire et celle de toutes les autres dans Impunité (Seuil, 2022). « Nous, les violées, formons un sous-groupe, le petit peuple de la honte. On voudrait bien qu’elle change de camp », clame-t-elle dans un texte habité par la douleur mais surtout par un ardent désir de justice et de reconstruction.
Une nouvelle génération d’éditrices pour une nouvelle parole romanesque
Dans le genre romanesque, le paysage éditorial français a beaucoup changé ces dernières années. Et la transformation s’est accélérée avec la déferlante MeToo. Si les postes de décisions majeurs sont encore tenus par des hommes, une nouvelle génération d’éditrices s’évertue désormais à faire valoir dans les programmes de parution une parole féminine plus forte, plus radicale.
Julia Pavlowitch et Sylvie Gracia à L’Iconoclaste, Caroline Laurent chez Stock, Constance Trapenard chez JC Lattès ou encore Alix Penent chez Flammarion font toutes le même constat : de jeunes autrices font valoir d’autres points de vue et font souffler un vent de liberté salutaire sur nos représentations. Elles ne sont bien évidemment pas des pionnières. Avant elles, Lola Lafon, Nina Bouraoui, Alice Zeniter ou encore Cécile Coulon avait déjà commencé à défricher le terrain. Mais elles se démarquent par une radicalité nouvelle, une volonté de choquer, de bousculer. Un mélange de douleur et de rage qui fait surgir une littérature violente.
Avec Chienne et Louve (Gallimard, 2022), tout juste couronné du prix de Flore, mais surtout avec Une histoire de France (Gallimard, 2019), dans lequel elle racontait le combat d’une jeune fille abusée qui voyait son corps devenir son pire ennemi, Joffrine Donnadieu s’est rapidement affirmée comme une des figures de cette nouvelle génération engagée.
Dans De mon plein gré (Grasset, 2021), un roman inspiré de sa vie, paru l’année dernière, Mathilde Forget racontait quant à elle le chemin de croix suivi par une plaignante d’agression sexuelle pour encaisser la violence inouïe du drame et lever les folles suspicions qui planent sur elle.
Dans La Maison (Flammarion, 2029) puis en cette rentrée littéraire avec L’Inconduite (Albin Michel, 2022), Emma Becker se sert de l’autofiction pour lever le voile sur sa vie sexuelle et repenser les représentations du désir féminin.
Enfin, on peut citer Albane Linyers et le déroutant J’ai des idées pour détruire ton égo (Nil, 2019), récit puissant sur le désir sous toutes ses formes et les ravages qu’il peut créer. On peut s’étonner de ne pas voir Virginie Despentes dans la catégorie des romancières radicales, mais il semble que son nouveau roman événement, Cher connard (Grasset, 2022), marque une nouvelle ère dans sa littérature. Toujours aussi cinglante et critique, elle écrit certes un roman percuté par les problématiques MeToo, mais elle se place dans une tentative de compréhension de la gent masculine qui surprend. Et si la déconstruction et la reconstruction de notre société passait par une tentative de dialogue entre les genres ?
D’autres romancières enfin, sans doute marquées par leurs vies dans les tribunaux avant l’écriture, s’intéressent dans des livres fascinants aux conséquences juridiques que peut avoir la déferlante MeToo et soulèvent des questions primordiales, mais diamétralement opposées, comme le respect de la croyance des victimes ou la présomption d’innocence des coupables. Avec Les Choses humaines (Gallimard, 2019), Karine Tuil a écrit un des romans les plus fort de cette période post MeToo, tandis qu’en cette rentrée littéraire, c’est Pascale Robert Diard avec La Petite Menteuse (L’Iconoclaste, 2022) qui a marqué les esprits.
L’importance de la mobilisation universitaire dans l’éveil des consciences
Tous les pans du paysage intellectuel et littéraire français semblent aujourd’hui alignés pour faire basculer notre société dans une nouvelle ère. Parfois archaïque, poussiéreux, parfois même au cœur des dérives sexistes, le milieu universitaire est également très mobilisé dans cette lutte d’idées. Dans le sillage du mouvement MeToo, de nombreuses figures intellectuelles, dans des domaines variés, ont pris la plume pour disséquer les défaillances du monde d’hier et comprendre les enjeux du monde de demain.
Un éventail de parutions riche et varié qui donne du grain à moudre. Le symbole d’une société qui réfléchit aux profonds bouleversements qui sont en train de la traverser. En sciences sociales par exemple, Irène Thery a secoué cette année l’actualité littéraire. Son ouvrage, Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle (Seuil, 2022) explore ainsi le cheminement d’une chercheuse pour comprendre la généalogie du mouvement MeToo, autant qu’il raconte, dans un récit à la première personne, l’engagement personnel d’une femme pour un juste combat. Un dialogue intérieur passionnant.
Dans les études universitaires littéraires, MeToo pose la question d’une évolution des doctrines et des mentalités critiques. En 2020, Hélène Merlin-Kajman, professeure à l’Université de Paris III, publiait La Littérature à l’heure de #Metoo (Ithaque, 2020) et invitait à une réflexion sur l’impact du mouvement sur le jugement esthétique des œuvres littéraires.
En philosophie, c’est la figure de Manon Garcia qui vient immédiatement à l’esprit. Penseuse militante, son œuvre invite à repenser les relations hommes-femmes et les frontières du genre. Elle est l’une des voix féministes qui pèse le plus dans le débat d’idées français. Avec On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018) et, plus récemment, avec La Conversation des sexes (Climats, 2021), elle questionne notamment le concept ambigu et problématique qu’est le consentement.
Le féminisme, nouveau phénomène de librairie
Peu à peu, les thèses féministes ont ainsi envahi les programmes de parution au point presque de devenir un genre à part entière, une section dédiée sur les étals des librairies. En accord avec les préoccupations de notre époque, le féminisme est même devenu le terreau d’une incroyable floraison de best-sellers.
Une figure du milieu littéraire, par ses engagements et son travail, illustre cette incroyable vivacité. Au sein de l’agence littéraire qui porte son nom, Ariane Geffard représente les plus grandes figures de la pensée féministe actuelle et s’affirme comme une véritable faiseuse de succès.
Sur la page d’accueil de son site, un texte comme un mantra illustre la flamme nouvelle qui anime le champ littéraire : « Cette agence est née d’un vif intérêt pour l’histoire des femmes et des luttes qui lui sont associées. Elle se veut ouverte et en mouvement permanent. Elle vise à inventer des alliances et permettre des rencontres parfois inattendues. Elle ne cache pas son intérêt pour l’engagement politique et social, ni sa tendresse pour la marge. »
Dans son prestigieux catalogue, on compte notamment Mona Cholet, autrice de Sorcières. La puissance invaincue des femmes (La Découverte, 2018), phénomène d’édition écoulé à près de 200 000 exemplaires, Iris Brey, l’essayiste qui a popularisé le female gaze en France ou encore Titiou Lecoq.
Figure symbolique de ce bouillonnement culturel, Camille Emmanuelle, l’autrice de Sexpowerment (2017), un vibrant plaidoyer pour une sexualité positive, a été nommée depuis à la tête de la collection « Sex Appeal » des éditions Anne Carrière. En quelques années, elle a multiplié les coups d’édition, notamment l’essai événement de Maïa Mazaurette, Sortir du trou. Lever la tête (2018) ou encore Bagarre érotique (2022), le premier roman graphique de Klou, une dessinatrice qui raconte son quotidien de travailleuse du sexe.
Des podcasts à lire, des revues à dévorer
Autres symboles de cette vague féministe en librairie, des figures engagées du podcast et des réseaux sociaux se lancent dans la grande aventure de l’écriture avec un succès flamboyant. Toutes deux journalistes, Victoire Tuaillon et Lauren Bastide ont ainsi séduit des centaines de milliers d’auditeurs et d’auditrices avec leurs podcasts Les Couilles sur la table et La Poudre. En compagnie d’expert·e·s et d’invité·e·s prestigieux·ses, elles s’interrogent sur les conséquences de la libération de la parole des femmes. En parallèle de ces conversations intimes, elles ont voulu poursuivre le débat d’idées avec des ouvrages de vulgarisation féministe, comme des manifestes à mettre entre toutes les mains.
De la même manière Rose Lamy, alias « Préparez-vous pour la bagarre » sur Instagram, décline son contenu sur les réseaux sociaux en de passionnants ouvrages. Après le très réussi Défaire le discours sexiste dans les médias (Lattes, 2021), son deuxième livre, Moi aussi. Metoo au-delà du hashtag (Lattes, 2022), vient tout juste de paraître.
Enfin, depuis quelques mois, la littérature féministe se décline en revues. Celles-ci deviennent de formidables tribunes pour les journalistes, écrivaines et penseuses de ce courant en pleine effervescence. Parmi elles, Censored fait figure de pionnière puisqu’elle a été lancée en 2018. Fanzine à l’esthétique punk, il explore la culture féministe à travers des textes engagés mêlant art et politique. Gaze, une autre revue portée par une équipe de quatre femmes : Clarence Edgard-Rosa, Laura Lafon, Juliette Gabolde et Stella Ammar, propose de son côté de sortir de la vision globalement masculine des médias. Avec deux numéros par an de près de 200 pages portés sur les récits intimes, les enquêtes à la première personne et les reportages photo, elle célèbre le regard féminin sous toute ses formes. La Déferlante enfin, est la dernière venue dans ce format en vogue. Créé en mars 2021, elle aussi par quatre femmes issues du monde du journalisme et de l’édition, elle explore l’actualité à travers le prisme du féminisme.