Enquête

Lumière sur l’autoédition, un phénomène en pleine expansion

02 octobre 2022
Par Milo Penicaut
Lumière sur l’autoédition, un phénomène en pleine expansion
©Alexandra le Dauphin

Nombreux sont les grands noms de la littérature à s’être autoédités au cours de leur carrière. Virginia Woolf a imprimé elle-même, à la main, plusieurs de ses ouvrages. Si l’autoédition a toujours existé en marge de l’édition traditionnelle, sa réputation classiste de sous-littérature lui colle à la peau. Pourtant, les pratiques autoéditoriales viennent compléter – et non concurrencer – un circuit traditionnel du livre élitiste et fermé. Zoom sur un phénomène qui séduit de plus en plus, pour différentes raisons.

Jusqu’au XXIe siècle, l’autoédition était réservée aux plus privilégiés : il s’agissait principalement de publier à compte d’auteur, c’est-à-dire dans une maison d’édition, mais en payant de sa poche l’ensemble des frais. Grâce à Internet, il est désormais bien plus accessible et rapide de s’éditer sans passer par les professionnels du livre. Soit en finançant les coûts de production de l’objet-livre par une campagne de financement participatif (crowdfunding), soit en s’autoéditant au format numérique sur les plateformes dédiées comme Kobo Writing Life. D’après l’Observatoire du dépôt légal, 20 % des livres ayant fait l’objet d’un dépôt légal en 2016 étaient autoédités, contre 10 % en 2010.

Selon Mobilis, les écrivain·e·s ont une chance sur 6 000 d’être publié·e·s par les éditeurs classiques, qui écartent chaque année 50 000 romans : il n’est pas étonnant qu’ils partent en quête d’alternatives. C’est pour cette raison que Léo Osmu, jeune auteur·rice de science-fiction, a fait le choix de l’autoédition pour Escale, son premier roman. « Cette idée qu’il puisse exister publiquement, sans avoir à le défendre et à passer par les épreuves de l’édition traditionnelle, était très plaisante. »

Escale, de Léo Osmu. Le livre est disponible à l’Atelier, au Monte en l’Air et au Genre Urbain dans le 20e à Paris.

L’autoéditeur, un éditeur comme les autres

En réalité, l’autoédition recouvre une grande variété de pratiques et les frontières avec l’édition traditionnelle se troublent. Certaines maisons d’édition indépendantes, souvent petites et associatives, organisent des crowdfundings, comme les éditions Scylla pour TySt, le dernier roman de luvan. Certains auteurs publient dans leur propre maison d’édition, comme Joël Dicker (Rosie & Wolfe) ou Karima Ouaghenim (blast). D’autres font le choix du do-it-yourself et ne publient qu’en physique à tout petit tirage, quand beaucoup se tournent vers le tout numérique.

On n’est d’ailleurs jamais vraiment seul dans le processus autoéditorial : bon nombre d’auteur·rice·s sollicitent leurs proches pour les relectures ou les aspects graphiques. Il est également possible de faire appel à des prestataires de service comme Librinova ou Bookelis, pour ne citer qu’eux. Internet regorge d’articles de blogs, de groupes d’entraide sur les réseaux sociaux et de tutoriels vidéo pour aider ceux et celles qui voudraient se lancer. L’important, c’est de connaître et respecter les obligations légales de vente.

La question de la diffusion

Très investi dans le milieu des fanzines, Xavier Lancel a monté en 2021 la toute première librairie spécialisée dans l’autoédition. Dans sa boutique située en plein cœur de Lille, Xavier accueille 150 à 200 BD et livres illustrés et une poignée de romans. L’idée est simple : appliquer les principes du circuit court du secteur de l’alimentation au monde du livre. Cela permet de réduire l’empreinte carbone de la chaîne du livre, de favoriser la « bibliodiversité » et de mieux rémunérer les auteurs, qui conservent l’intégralité de leurs droits. Avec un contrat d’édition classique, ils ne touchent en moyenne que 8 à 10 % du prix du livre.

« Pour le milieu du roman et pour tout le reste, c’est totalement différent, nous explique Xavier Lancel. 90 à 95 % des ventes de romans autoédités se font en version dématérialisée. Autant il est difficile de faire illusion avec une BD si vous ne savez pas dessiner, autant des écrivains peuvent remplir 300 pages avec quelque chose qui ne tient pas la route. Le risque, c’est qu’il y ait de gros écarts de qualité. » Publier au format numérique permet d’éviter la question épineuse de la distribution, mais peut aussi poser le problème de la surproduction.

À l’intérieur de Croâfunding, à Lille.©Xavier Lancel

Pour la diffusion de livres papier autoédités, qui n’ont pas accès aux partenariats traditionnels – distributeurs, diffuseurs et libraires –, le circuit court offre une bonne alternative. C’est pour cela que Xavier Lancel a créé Croâfunding : « Pas pour remplacer le circuit du livre actuel, mais parce qu’il faut une structure différente, complémentaire. » Léo Osmu a fait le choix du livre papier pour Escale, dont la maquette a été réalisée par un ami designer. Iel a confié l’impression à un imprimeur local et avancé les frais du tout petit tirage – 200 exemplaires. Le tiers a été vendu lors de la soirée de lancement. Le reste part au compte-goutte grâce à des contrats de dépôt-vente passés avec les librairies indépendantes de son quartier.

“L’autoédition numérique a encore de belles années devant elle”

« Les gens ont toujours voulu écrire et partager leurs mots. Les confinements ont permis à beaucoup d’oser franchir le pas », constate Camille Mofidi, senior manager chez Kobo Writing Life (KWL), plateforme qui fête aujourd’hui ses 10 ans. Cinq millions de personnes auraient entamé l’écriture d’un livre pendant le premier confinement. KWL a enregistré une augmentation de 76 % de création de comptes entre mars et juin 2020, « du jamais vu ».

Si les chiffres sont revenus à la normale depuis la fin des restrictions sanitaires, ils viennent confirmer une tendance observée dès 2018 par Camille Mofidi : « J’ai commencé à voir des auteurs dire “Je choisis la voie de l’autoédition numérique non pas par défaut, mais parce que c’est celle qui me correspond, que j’ai envie de garder mes droits sur mes titres, de garder ma liberté éditoriale, et de toucher 70 % sur les ventes”. »

https://www.fnac.com/telecharger-ebook.aspL’autoédition numérique est une plateforme vers l’édition traditionnelle – en attestent les success stories de Sophie Tal Men et Aurélie Valognes, pour ne citer qu’elles –, mais pas que. Internet a toujours été un espace de liberté, de créativité, de fourmillement artistique et littéraire : forums de fanfictions, blogs et livres numériques viennent démocratiser l’écriture et nous rappeler que tout le monde peut écrire. Percer est une autre histoire, car le travail des autoédités ne s’arrête pas au mot « fin » de leur manuscrit : c’est à elles et eux de réaliser tout le travail éditorial et promotionnel du livre afin de trouver leur public. Heureusement, nombreuses sont les plateformes numériques à proposer un accompagnement (souvent payant) aux auteurs et autrices sur ces volets. Pour reprendre les mots d’Arnaud Lequertier, auteur de trois romans autopubliés sur KWL : « Si j’ai un seul conseil pour les auteurs en herbe qui hésiteraient encore à se lancer, c’est bien : allez-y ! »

L’autoédition en faveur de la “bibliodiversité”

Un des avantages majeurs de l’édition alternative est de donner leur chance à d’autres histoires et d’autres manières de les raconter. Permettre à des récits qui n’auraient jamais vu le jour dans le circuit traditionnel d’exister. Sortir de la trame narrative occidentale archiclassique « d’un mec qui fait des trucs » qu’Alice Zeniter critique avec humour dans Je suis une fille sans histoire (L’Arche, 2 021). Le lectorat est là, friand d’histoires nouvelles.

« La société occidentale a encore beaucoup d’idées reçues sur ce qui constitue une bonne histoire », remarque Becky Chambers, autrice états-unienne de science-fiction qui a financé L’Espace d’un an (L’Atalante, 2 022), son premier roman de queer cosy space opera sur Kickstarter. Elle a rencontré un succès phénoménal, publié depuis quatre romans et un recueil de nouvelles (chez un éditeur classique) et remporté un prestigieux prix Hugo. Les auteurs se tournent aussi vers l’autoédition pour la fantastique liberté artistique qu’elle offre. « C’est beaucoup plus libre, les gens peuvent se permettre beaucoup plus de choses. C’est aussi pour ça que j’ai choisi l’autoédition : je savais que je n’aurais pas à défendre qu’il y ait des personnages qui changent de genre », nous confie Léo Osmu.

Alors que le prix du papier ne cesse d’augmenter, que les libraires s’inquiètent de la durée de vie réduite des nouveautés sur leurs rayons, l’emballement du marché autoéditorial révèle un réel besoin de modèles alternatifs. Quoi qu’il en soit, l’autoédition n’est pas prête de disparaître. Il serait peut-être temps de la considérer à sa juste valeur, malgré ses limites, comme le vivier de créativité et d’innovation enthousiasmant qu’elle est.

À lire aussi

Article rédigé par
Milo Penicaut
Milo Penicaut
Journaliste