Enquête

Jouer à se raconter des histoires : jeux vidéo et littérature de l’imaginaire

25 août 2022
Par Hugo Mangin
Elden Ring.
Elden Ring. ©FromSoftware/Bandai Namco Entertainment

Dans l’imaginaire collectif, rien ne serait plus éloigné que le lecteur passionné et le joueur de jeu vidéo – à part peut-être une myopie commune. L’un incarnerait la culture avec un grand C, l’autre, au mieux, une forme de curiosité ludique un peu régressive ou, au pire, les attraits plus sombres d’une violence gratuite et sans conséquence. Et pourtant…

Pourtant, loin de ces clichés éculés (l’âge moyen des joueurs en France est de 39 ans, 78 % d’entre eux déclarant lire des livres selon l’étude SELL/Médiamétrie, 2020), ces deux mondes n’ont cessé de se rapprocher jusqu’à aujourd’hui, au point de se nourrir réciproquement. Comme si, au-delà de l’énorme poids économique et culturel du jeu vidéo en France et dans le monde (autour de 200 milliards de dollars selon le site spécialisé newzoo.com), se jouait un retour à un fondamental du divertissement : le récit, et cet art de la narration qui le structure. Dis-moi à quoi tu joues, je te dirai ce que tu lis ; dis-moi ce que tu lis, je te dirai à quoi tu joues…

Mais parler du jeu vidéo comme d’un ensemble uniforme est aussi absurde que de parler de musique en général, tant les productions vidéoludiques se sont diversifiées. Ne seront donc pas évoqués ici les « petits » jeux tels Tétris, Snake ou Candycrush, ni les jeux compétitifs que l’impératif de retransmission en direct contraint au format de parties courtes. Il sera plutôt question des productions plus complexes, dont les budgets s’élèvent aujourd’hui à plusieurs centaines de millions de dollars. Red Dead Redemption II a ainsi nécessité huit ans de développement par la compagnie Rockstar, à l’origine de la série GTA, et plus de 540 millions de dollars.

Lire pour s’inspirer, jouer pour écrire

Déjà, lorsqu’au tournant des années 1990 ces premiers jeux complexes apparaissent, les inspirations livresques sont nombreuses. Dune, chef-d’œuvre hors-norme de Franck Herber, fait ainsi l’objet d’une adaptation remarquée en jeu de stratégie au tour par tour (Dune, 1990). Alors que le joueur incarne l’une des grandes Maisons de la planète Arrakis dans sa quête pour la conquérir, des cut-scenes – comprendre des « cinématiques », en bon français – et des dialogues interactifs inscrivent les actions du jeu dans un univers plus vaste : il s’agit de réintroduire du récit, et donc de l’enjeu, à des représentations qui se limitent alors à des petits tas de pixels peu identifiables. Il y avait là, en substance, les finalités de lien entre l’écrit le jeu : la nécessité de donner sens et d’inscrire dans un monde plus vaste l’imaginaire du joueur qui, contraintes techniques obligent, se contentait en fait d’agir sur une interface limitée.

Dune, 1992.©Cryo interactive/Virgin interactive


Réciproquement, ces premiers jeux vidéo ont pu donner naissance à des livres : le jeu d’énigme Myst (1993), des frères Miller, plaçait le joueur sur une île sans qu’il connaisse les raisons de sa présence. Il pouvait s’y déplacer au travers une série d’images fixes, associées à des problèmes mystérieux où, peu à peu, par son simple clic – et beaucoup de réflexion – il allait pouvoir accéder à d’autres parties de l’île – d’autres tableaux. Se dégageaient alors les véritables structures d’une narration – situation/problème initial, péripéties, résolution – qui fut adaptée en trois livres avec l’aide de l’écrivain David Wingrove : The Myst Reader (1997). Sans juger de la qualité des ouvrages en question, la double relation était ainsi installée entre livres et jeux vidéo : celle d’une inspiration réciproque, palliant pour les jeux d’alors un déficit de chair et d’incarnation, ouvrant pour le livre les portes d’un public soit plus jeune soit de profil plus scientifique et technique.

Myst, 1993.©Cyan world/Broderbund software

La nouvelle sociologie de la lecture et du jeu vidéo

Cette association, devenue de plus en plus riche à mesure que les moyens techniques et financiers se sont développés, a permis la conception de jeux complexes et longs, nécessitant souvent plusieurs années de production. Or, ce type de produit ne visant plus le plaisir rapide, mais des dizaines d’heures de jeu, une qualité essentielle y était recherchée : l’immersion, c’est-à-dire la capacité du média à faire « perdre » au joueur la notion du temps par la plausibilité du monde proposé, à le faire continuer à jouer en maintenant un enjeu – narratif – aux actions souvent répétitives nécessaires pour progresser. Devenaient ainsi indispensable à la construction d’un univers cohérent, riche, difficile à résumer : le « lore ».

Or, la littérature de l’imaginaire, depuis Le Seigneur des Anneaux de Tolkien (lui-même plusieurs fois adapté en jeux vidéo de plusieurs genres), connaît parallèlement au développement du jeu vidéo un véritable foisonnement. La « pottérisation » de la littérature jeunesse, outre qu’elle fit entrer une nouvelle génération de lecteurs et de lectrices dans la culture du livre, ouvrait ainsi des perspectives économiques nouvelles pour un genre autrefois de niche. Or, si ce public jeune lit beaucoup (les 15-24 ans sont la tranche d’âge la plus lectrice en France, devant les séniors, d’après le baromètre Ipsos Les Français et les lectures pour le Centre national du livre, 2020), il joue également, et s’attend à retrouver dans ses jeux la même richesse imaginative, le même brio narratif, l’interactivité en plus. Voire, en position de scénariste et de concepteur, l’auteur à succès qu’il a connu par la lecture.

Elden RIng, 2022.©FromSoftware/Bandai Namco Entertainment

L’énorme succès d’Elden Ring (12 millions d’exemplaires vendus dans le monde), jeu de rôle en monde ouvert, s’explique ainsi par la présence de George R.R. Martin, l’auteur de Games of Thrones, au scénario. Il y a conçu un univers de divinités intermédiaires et difformes, le royaume de l’Entre-Terre. Le coscénariste et réalisateur du jeu, Hidetaka Miyazaki, ne cachera pas, d’ailleurs, le poids de la lecture dans ses influences : il déclarera ainsi au Guardian, le 3 juin 2015, que, pauvre et désœuvré, interdit de jeux vidéo par ses parents, il passa son adolescence à lire des romans de fantasy en anglais, langue qu’il maîtrisait mal.

Une place majeure dans la pop culture

Outre l’influence des littératures de l’imaginaire sur ces grands jeux (Métro 2034, The Witcher, pour ne citer que quelques franchises), le jeu de rôle remis au goût du jour par la série Stranger Things a joué un rôle similaire. Pratique populaire (plus de 52 % des Français déclarent avoir une pratique régulière du jeu vidéo, 71 % une pratique occasionnelle), le média vidéoludique s’est ainsi acquis dans ses liens avec l’écrit une place importante dans la pop culture, amalgamant, par la force de ses moyens économiques et la puissance d’interaction du média lui-même, de nombreuses cultures de niche ou sous-cultures.

Comme le genre musical du métal – dont les excentricités avaient fait parfois hurler au loup dans les années 1990, avant que le festival du Hell Fest ne restitue le portrait plus juste d’une foule issue des classes moyennes souvent inscrite au conservatoire par ailleurs –, le jeu vidéo est en passe d’achever sa mue médiatique. Nul doute que l’identification du joueur comme lecteur y est pour quelque chose.

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Article rédigé par
Hugo Mangin
Hugo Mangin
Journaliste