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Le réveil de Donjons et Dragons

07 novembre 2021
Par Michaël Ducousso
Des sorciers qui affrontent de terribles dragons : la recette d'un jeu qui fonctionne depuis presque 50 ans.
Des sorciers qui affrontent de terribles dragons : la recette d'un jeu qui fonctionne depuis presque 50 ans. ©Wizards of the Coast

Le plus célèbre des jeux de rôle revient sur le devant de la scène. Un retour à la mode en partie lié aux films et aux séries qui ont réhabilité Donjons et Dragons aux yeux du grand public.

Quelques amis armés d’une poignée de dés pour affronter des dragons dans des donjons : l’image parle à tout le monde. À tous les spectateurs de Stranger Things, en tout cas. Ils ont été nombreux à assister aux parties de jeux de rôle organisées par Mike Wheeler et ses amis, lancés dans une quête contre le terrible Demogorgon. Cette fameuse scène diffusée en juillet 2016 sur Netflix a été le point d’orgue du retour à la mode des jeux de rôle et notamment du plus célèbre d’entre eux, Donjons et Dragons. Oubliée et marginalisée, cette pratique ludique s’est faite discrète pendant les années 1990, pour revenir sur le devant de la scène ces dernières années. Une résurgence intimement liée à l’avènement des séries télé et à la démocratisation de la culture geek, qui ont fait de Donjons et Dragons une licence désormais incontournable. Pas mal pour un petit jeu de niche, apparu presque par hasard il y a bientôt 50 ans.

La naissance d’un monstre sacré de la pop culture

Les écoliers qui jouaient aux cow-boys et aux Indiens pratiquaient déjà le jeu de rôle dans les cours de récréation avant l’apparition de Donjons et Dragons. Se mettre dans la peau d’un personnage pour s’amuser des après-midi entiers est le b.a.-ba de tous les enfants. Mais élaborer tout un système de règles autour de cet amusement pour séduire les plus grands et offrir de nouvelles perspectives ludiques, ça, c’est quelque chose qui est apparu assez tard, avec la rencontre de deux amateurs de wargames. Ces jeux de reconstitutions de batailles historiques – notamment napoléoniennes – à base de figurines ont connu un essor considérable durant toute la première moitié du XXe siècle. H.G. Wells, lui-même amateur de ces guerres miniatures, est d’ailleurs l’auteur de l’un des nombreux livres de règles dédiés à cette pratique (Little Wars, 1913). Mais, après plusieurs décennies à faire s’affronter leurs petites figurines, certains généraux ont voulu dépasser le simple cadre des batailles rangées, en apportant un peu plus de théâtralité à leurs parties.

Les parties endiablées de D&D ont marqué les spectateurs de Stranger Things.©Netflix

C’est le cas de Dave Arneson, qui rencontrera plus tard un certain Gary Gigax, grand amateur de wargames à ambiances médiévales. Ensemble, ils vont donner naissance à un monstre de la pop culture, le tout premier jeu de rôle : Donjons et Dragons. Publiée en janvier 1974, sa première édition séduit très vite un large public grâce à son concept novateur et au type d’univers proposé aux joueurs : le médiéval-fantastique. « À cette époque, la littérature fantasy connaissait un renouveau suite au mouvement hippie », explique Julien Pirou, lui-même créateur du jeu Lore & Legacy et auteur de La Grande Aventure du jeu de rôle. « Même si les premières expérimentations de jeu de rôle avaient plutôt des cadres historiques, le coup de poker de Donjons et Dragons est d’avoir offert aux lecteurs de fantasy une boîte à outils pour vivre les aventures qu’ils appréciaient. » Un pari gagnant qui a aidé D&D à conquérir les États-Unis, une université après l’autre, en s’appuyant sur une communauté de passionnés. À partir de là, la folie du jeu de rôle a commencé à se répandre dans le monde entier, avant un coup d’arrêt brutal.

Vu à la télé

Quelques années après le début de la vague Donjons et Dragons, les premières polémiques ont commencé à apparaître. Aux États-Unis comme en France, différents médias ont établi des liens spécieux entre des disparitions et suicides d’adolescents, et leur passion pour les jeux de rôle. Comme avec les jeux vidéo aujourd’hui, ou le rock’n’roll dans les années 1950, Donjons et Dragons et ses comparses ont connu une campagne de diffamation les accusant de pervertir la jeunesse et de la conduire à toutes les déviances imaginables. À l’engouement succède donc la panique, et de nombreux clubs ferment en France, sous la pression de parents affolés par une mauvaise presse. Petit à petit, la bulle rôliste se résorbe, les joueurs se font discrets et les dragons s’endorment durant toute la décennie 1990. Mais, au tournant du nouveau millénaire, de nouveaux phénomènes font leur apparition, sur les écrans cette fois. Les adaptations cinématographiques de Harry Potter et du Seigneur des Anneaux, la série événement Game of Thrones… La fantasy est revenue sur le devant de la scène.

L’équipe de Critical Role sort les grands moyens pour proposer un show de qualité à ses spectateurs.©Critical Role

« Aujourd’hui, tout le monde voit ce que sont les sorciers et les dragons, et, surtout, tout le monde aime ça, analyse Julien Pirou. Donc le besoin d’avoir une boîte à outils comme Donjons et Dragons pour jouer dans ces univers s’est de nouveau fait sentir. » Plus important encore, cette résurgence d’un genre a accompagné l’arrivée de créateurs qui savent vaincre des monstres en lançant des dés. « Il y a toute une génération de gens qui aiment le jeu de rôle et qui sont dans une position de créer des choses. C’est le cas des showrunners derrière Community, Big Bang Theory ou encore iZombie. » Des séries qui ont toutes eu droit à des épisodes où les personnages s’adonnaient au jeu de rôle. Et les parties les plus marquantes ont bien entendu eu lieu dans Stranger Things. Comme le précise Julien Pirou, D&D revenait déjà à la mode, « mais avec le succès qu’a connu la série de Netflix, l’impact a été encore plus important. » À tel point qu’aujourd’hui, la licence ludique redevient bankable aux yeux des producteurs hollywoodiens, malgré deux échecs au cinéma au début des années 2000. Un nouveau film devrait ainsi voir le jour en 2023, porté par Chris Pine, Michelle Rodriguez et Hugh Grant. En attendant, Wizards of the Coast, l’éditeur américain du jeu, capitalise à fond sur le succès de Stranger Things et a lancé sur le marché un kit d’initiation à Donjons et Dragons mettant en scène les jeunes protagonistes de la série. La boucle est bouclée.

Un jeu pour les rassembler tous… en streaming

Maintenant qu’il est réveillé, le dragon n’est pas près de retourner dans sa grotte et Wizards of the Coast ne s’en plaint pas. Depuis sept années consécutives, la franchise rôliste surfe sur la vague de la croissance. « Nous pouvons affirmer sans risque que D&D est plus populaire aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été au cours de ses 47 ans d’histoire », se réjouissait ainsi le producteur exécutif du jeu, Ray Winninger, lors de la divulgation des excellents résultats commerciaux de 2020. Le plus célèbre des jeux de rôle toucherait ainsi plus de 50 millions de joueurs et, parmi eux, quelques noms célèbres comme les acteurs Vin Diesel ou Joe Manganiello aux États-Unis. La France n’est pas avare non plus en célébrités rôlistes avec Alexandre Astier ou l’auteur Maxime Chattam, qui n’ont pas attendu le renouveau de Donjons et Dragons pour clamer leur amour pour ce hobby.

Tous les jours, de nouveaux joueurs se disent prêts à reprendre le flambeau après avoir regardé des parties sur YouTube et Twitch. En effet, ces deux plateformes de streaming ne séduisent pas que les gamers amateurs de jeux vidéo. Elles rassemblent également les spectateurs d’actual play, des parties de jeu de rôle filmées. Un phénomène loin d’être anecdotique si l’on en croit le succès de l’émission la plus célèbre, Critical Role. Les parties interprétées par de véritables comédiens réunissent près de 930 000 spectateurs sur cette chaîne Twitch qui serait la plus lucrative de la plateforme, d’après de récentes fuites de données. Pour Julien Pirou, cette démocratisation du hobby ne peut qu’être bénéfique pour les années à venir, puisque « plus on aura de gens dans le grand public qui connaîtront la réalité du jeu de rôle, moins il y aura de risques qu’une partie de la population soit trompée par des emballements médiatiques comme ça a été le cas dans le passé. » De quoi garantir un horizon sans nuage à Donjons et Dragons, au moins jusqu’à 2024, histoire de célébrer sereinement son demi-siècle d’aventures.

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste