Critique

Cher connard, de Virginie Despentes : l’amitié et la politique

12 août 2022
Par Sophie Benard
Cher connard, de Virginie Despentes : l’amitié et la politique
©DR

[Rentrée littéraire 2022] C’est l’un des textes les plus attendus de cette rentrée littéraire ; l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes fait paraître, cinq ans après le dernier tome de Vernon Subutex, un nouveau roman.

Révélée au grand public et à la critique par son premier roman Baise-moi (Florent Massot, 1994) – qu’elle adapte en 2000 au cinéma avec Coralie Trinh Thi – Virginie Despentes s’est depuis imposée comme une véritable référence littéraire et féministe. Des Chiennes savantes (Florent Massot, 1996) à Apocalypse Bébé (Grasset, 2010), en passant par Les Jolies Choses (Grasset, 1998) et Bye Bye Blondie (Grasset, 2004), l’autrice a enchaîné les romans, novateurs tant par leurs sujets que par le travail de sa plume et de son ton.

En 2006, elle signait l’extraordinaire essai autobiographique King Kong Théorie (Grasset) – l’un des textes les plus puissants et les plus influents du féminisme contemporain. Et, en 2015, elle faisait paraître les deux premiers tomes de Vernon Subutex – son plus grand succès littéraire.

Nous sommes pour eux le sexe étranger, le sexe ennemi. L’inverse n’est pas vrai. Mais le problème est là – comment vivre en bonne intelligence avec quelqu’un qui refuse de vous « reconnaître » ?

Virginie Despentes
Cher connard

Despentes tatônnante…

Dans Cher connard, les personnages déshérités des premiers romans de Virginie Despentes ont cédé la place à une actrice célèbre – bien que sur le déclin, puisque vieillissante – et à un auteur bien en place – mais éclaboussé par la mention de son nom dans la déferlante #MeToo.

La situation initiale choisie par l’autrice à de quoi laisser dubitatif : Oscar, l’écrivain, poste un commentaire ordurier sur les réseaux sociaux concernant le physique de Rebecca, l’actrice. Cette dernière lui répond – d’où le fameux « Cher connard » ; et s’ensuit, tout naturellement, une conversation amicale et profonde. Oscar et Rebecca se racontent leurs enfances, leurs frustrations et leurs tourments.

Cette intrigue invraisemblable installe la forme épistolaire du roman – sûrement pas la plus à même de rendre justice à l’intérêt des réflexions qu’y distille l’autrice – et permet le déploiement de deux personnages dont la caractérisation tombe parfois dans la facilité, alors que Rebecca insiste par exemple dans tous ses mails sur sa fracassante beauté.

Cher connard, de Virginie Despentes, en librairie le 17 août 2022.

… mais Despentes fulgurante

Et pourtant. Pourtant tout y passe, dans Cher connard : le féminisme, le monde du cinéma, celui de la littérature, la dépendance à l’alcool et aux drogues, l’écriture, la notoriété, les classes sociales, la famille, l’amitié, etc. C’est alors avec avidité qu’on observe peu à peu l’autrice déployer sa plume cynique et qu’on se laisse emporter par ses fulgurances – intactes de justesse, de pertinence et d’intelligence.

Je suis la dernière génération à qui l’on a fait croire qu’en travaillant dur, on pourrait s’élever socialement. La crise de 2008 a eu vite fait de doucher nos ardeurs. Ma mère nous répétait inlassablement que nous ne manquions de rien et nous comparait à ceux qui ont de quoi se plaindre, j’ai appris à checker mes privilèges avant de savoir lire et écrire.

Virginie Despentes
Cher connard

C’est ainsi, par exemple, que Rebecca s’engage dans quelques plaidoyers en faveur de « la défonce », alors comprise comme moyen de résistance aux injonctions intimes et collectives – de réussite, de disponibilité, de performance : « La drogue, c’est aussi de la dissidence pas compliquée, de la dissidence qui se fume qui se sniffe qui se shoote ou se gobe. »

Quant à Oscar, c’est avec une jouissance aussi communicative qu’éclairée qu’il se paie Céline, auteur « épate-bourgeois » s’il en est, et les céliniens : « Quand ils évoquent son style inégalable, c’est toujours la soumission au pouvoir qu’il célèbre – quand ce pouvoir est d’extrême droite. » Aussi pertinent sur la littérature bourgeoise que sur la musique des déclassés, il analyse aussi le rap :

Le gangsta rap est comme une performance drag. […] Le gangsta rap, c’est la performance du pouvoir par ceux qu’il a écrasés. Une façon ludique de s’emparer d’un ensemble de signifiants dont on nous dit qu’ils sont sacrés et qu’ils sont interdits aux pauvres, aux damnés. […] Quand le descendant d’esclave s’empare des attributs du maître – grosses voitures, la mansion, les belles fringues, les drogues dures, l’homophobie, la misogynie, le champagne, les bijoux provoquants – il ne dit pas gloire aux vainqueurs. Il dit « ça n’est que ça » et « je peux le faire aussi bien que toi ».

Virginie Despentes
Cher connard

À d’innombrables reprises, on retrouve donc dans Cher connard la Virginie Despentes incisive, lucide, juste, et drôle ; on collecte ses punchlines avec délice et on sort revigoré de ce texte frénétique à la gloire des amitiés invraisemblables.

Cher connard, de Virginie Despentes, Grasset, 352 p., 22 €. En librairie le 17 août 2022.

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Article rédigé par
Sophie Benard
Sophie Benard
Journaliste