Enquête

Le manga français serait-il passé de mode ?

15 juillet 2022
Par Nathanael Bentura
“Dreamland” de Reno Lemaire, publié aux éditions Pika.
“Dreamland” de Reno Lemaire, publié aux éditions Pika. ©Pika

En 2016, le marché du manga français a explosé. Dans les deux années qui ont suivi, près de 25 nouvelles séries ont fait leur apparition dans les librairies, mais, depuis, le nombre de premiers tomes a diminué de moitié.

C’était il y a six ans. Le manga français existait depuis plusieurs années déjà et une poignée de titres avaient permis de lui faire perdre sa réputation de « faux manga inintéressant » du point de vue artistique. Parmi eux, Dreamland, City Hall, Stray Dog ou encore Radiant. Fortes de ce succès, plusieurs maisons d’édition se sont lancées dans ce marché, avec de nombreux titres qui ont formé la nouvelle génération du manga français : Le Voleur d’estampes, Ayakashi, Outlaw Players, Booksterz… Les années 2017 et 2018 ont été toutes aussi riches, avec des titres tels que Horion, Talli, Tinta Run ou encore Everdark. Plus de 25 nouvelles séries françaises ont fait leur apparition dans les librairies sur ces trois années.

« Il y a eu un effet après Radiant, qui a tout de suite cartonné en 2013, confie Élise Storm, éditrice chez Ankama [qui possède la licence, ndlr]. Les autres éditeurs se sont alors intéressés au manga français et, le temps de trouver les auteurs et de signer les contrats, on est en 2016, et tout le monde arrive en même temps. »

Le manga français était sur toutes les bouches. Radiant, encore elle, devenait la première création francophone à obtenir une adaptation animée au Japon. Les éditions Ki-oon ont permis à de nombreux auteurs de se faire connaître grâce à leur tremplin, et de nouveaux signaient régulièrement un premier contrat. Depuis, le nombre de nouvelles séries a diminué. Entre 2019 et 2022, seule une quinzaine de premiers tomes ont été publiés. D’un point de vue de simple consommateur, on pourrait y voir un ralentissement, voire la fin d’une mode. Mais qu’en est-il exactement ?

Covid et forte influence japonaise : les fondements d’une remise en question

L’une des raisons de ce ralentissement, c’est le Covid. Car les auteurs de mangas français ont besoin d’aller à la rencontre de leur public pour espérer vendre leurs livres. Et, pour cela, les salons, tels que la Japan Expo, sont un rendez-vous à ne manquer sous aucun prétexte. Leur arrêt brutal a poussé les éditeurs à repousser certains de leurs titres. Ces mois de confinement ont été, pour beaucoup, l’occasion de se remettre en question. Autant chez les auteurs que chez les éditeurs.

Autre preuve qu’une remise en question était nécessaire : les chiffres de ventes restaient décevants, malgré quelques succès. « On a connu plusieurs flops, des séries vendues à 2 000, 2 500 exemplaires par tomes, admet Élise Storm. Certes, on a eu certains bons démarrages, avec des premiers tomes à 7 000 exemplaires, mais ça n’a pas suivi. La curiosité était forte, mais il y a eu une déception de la part du public. »

« Le manga français doit prendre en maturité pour perdurer »

Christophe Cointault
Auteur de Tinta Run

Glénat, l’éditeur historique des séries cultes telles que One Piece, Berserk ou Dr Stone, est l’une des maisons qui a produit le plus de créations françaises. Beaucoup de ces séries sont d’ailleurs sorties en même temps : Mortician, Versus Fighting Story, Devil’s Relic, Horion, 4Life… Christophe Cointault a notamment publié deux séries chez eux, Tinta Run et Wind Fighters. Pour lui, le manga français doit « prendre en maturité » pour perdurer.

Il pense que la forte affluence de ces titres dans les librairies a surtout été une tentative de « faire un Dragon Ball à la française », ce qui était, de son propre aveu, l’objectif de Tinta Run, sa première série bouclée en quatre tomes. « Il faut sortir du carcan maladroit des copies des shonen japonais, c’est vers là que je me dirige en ce moment. Je prépare un projet pour un public un peu plus mûr. »

Tinta Run.©Glénat

Cette maturité doit être l’avenir du manga français. Un avis que partage Nicolas David, auteur de Meckaz (Olydri éditions) et Droners (Kana). « Je pense surtout qu’il faut des œuvres de qualité, les éditeurs n’ont pas toujours été assez regardants et c’est ça qui a terni l’image du manga français. Beaucoup de ces séries étaient naïves, et je mets Meckaz en tête, explique-t-il. Quand la série est sortie en 2016, il y avait un manque de maturité, à la fois chez les auteurs et chez les éditeurs. » Lui aussi prépare une nouvelle série pour un public plus mûr, que recherchent également les éditeurs. « Il y a eu une période où tous les éditeurs voulaient leur série. Maintenant, tout le monde ralentit pour mieux repartir », concède Christophe Cointault.

« On a déjà beaucoup de séries en cours. On préfère laisser la place à une suite qu’à un nouveau titre. »

Benoit Huot
Éditeur chez Glénat

Du côté des éditeurs, même son de cloche. « Il y avait une remise en question à faire. On a connu un échec, alors on s’est posé et on a réfléchi pour tirer les leçons de cet échec », concède Élise Storm, pour qui l’essentiel était de « trouver des auteurs capables de dessiner à la japonaise et de respecter le rythme de parution. Le temps de les trouver et de travailler avec eux, ça a créé un creux dans notre calendrier de sortie, à l’issue duquel il fallait rebondir. »

Vrai succès en librairie ou genre de niche ?

Certes, les canons du genre rencontrent un grand succès, Radiant en tête avec ses 50 000 exemplaires vendus par volume (800 000 au total), mais c’est loin d’être le cas pour toutes les séries. Rares sont les titres à dépasser un tirage de 10 000 exemplaires, voire les 5 000. Le premier tome de Wind Fighters, de Christophe Cointault, a été tiré à 4 000 exemplaires.

Celui de Meckaz, de Nicolas David, à 5 000, mais 3 000 pour les deux tomes suivants, tout comme la série Talli, fille de la Lune, de Sourya. Pour ce dernier, il n’est pas étonnant de voir de nombreux mangas français stopper leur publication au bout de trois tomes, car « les éditeurs ne peuvent pas s’engager à moins de 3 000 exemplaires ». C’est pourquoi certains contrats prévoient une série en trois tomes, avant de décider de la poursuivre, si jamais elle rencontre le succès espéré.

Radiant.©Ankama

« On préfère tabler sur un premier arc de trois tomes, car il est impensable de développer un manga sans logique de série, mais on ne peut pas prendre le risque de lancer une série longue si elle ne rencontre pas son public », confie Benoit Huot, éditeur chez Glénat. Pour lui, ces chiffres de tirage sont corrects, mais il faut faire attention à ne pas surcharger le marché, d’où une volonté de publier moins de nouvelles séries. « On préfère avoir un titre de qualité qu’un titre qui sort souvent. On a déjà beaucoup de séries en cours. On préfère laisser la place à une suite qu’à un nouveau titre. »

« Aujourd’hui, on table plutôt sur quatre ou cinq tomes minimum, et on continue si ça a du succès. »

Élise Storm
Éditrice chez Ankama

Un avis que partage Nicolas Ducos, éditeur chez Kana. « L’ensemble du marché est plus intéressé pour éditer du manga. Ce n’est pas une mode, c’est une dynamique sur le long terme, et elle n’est absolument pas terminée. »

Cette stratégie est issue d’Ankama, qui fonctionnait ainsi à ses débuts. Élise Storm assure que désormais, ce n’est plus le cas. « On s’est rendu compte que c’était trop court pour les auteurs comme pour les lecteurs, pour savoir si la série allait plaire. Aujourd’hui, on table plutôt sur quatre ou cinq tomes minimum, et on continue si ça a du succès. »

Un avenir en bonne forme pour les éditeurs

Comme chez les auteurs, les éditeurs ont profité des nombreuses séries publiées dans les années 2010 pour lancer leur marché. Désormais, ils souhaitent se diversifier, autant sur le fond que sur la forme. Et même s’il y a eu des ratés, Benoit Huot ne regrette rien. « Avec le recul, c’était extrêmement formateur. On s’est lancés avec des auteurs qui avaient ingéré les codes du manga et dont le style était très ressemblant à ce que faisait le Japon. Mais on s’est rendu compte qu’il manquait quelque chose. On ne regrette pas ce qu’on a édité, mais on développe le genre en même temps que les auteurs. Aujourd’hui, on est plus avancé sur le sujet que lorsqu’on s’est lancé. »

Talli, fille de la Lune.©Ankama

Et même si les tirages sont parfois confidentiels, les succès arrivent. Chez Kana, par exemple, les plus gros ont eu un premier tirage à plus de 20 000 exemplaires et ont connu plusieurs réimpressions. Malgré les nombreuses séries déjà publiées, auteurs et éditeurs se sont accordés sur le fait qu’il fallait ralentir le rythme pour gagner en maturité, et tous sont d’accord sur le fait que 2023 sera une année charnière pour le manga français.

« D’ici la fin de l’année, Kana va lancer quatre nouvelles créations auxquelles nous croyons beaucoup », indique Nicolas Ducos. « L’âge d’or du manga français n’est pas encore arrivé, il viendra dans les années à venir », prédit quant à lui Nicolas David. « Il y a de plus en plus de portes qui s’ouvrent, si on persévère, on y arrivera », conclut Sourya. Il faut croire que le manga français est loin de s’être essoufflé et qu’il faudra encore plus compter sur lui dans les années à venir. D’ailleurs, une adaptation en anime est en cours pour l’un des plus gros succès du genre, Dreamland. De quoi relancer la machine une fois de plus.

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Article rédigé par
Nathanael Bentura
Nathanael Bentura
Journaliste
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