Décryptage

Comment le roman policier est devenu un objet de patrimoine

09 mai 2025
Par Samuel Leveque
Comment le roman policier est devenu un objet de patrimoine
©Shutterstock

À l’occasion de l’entrée très attendue des Sherlock Holmes dans la bibliothèque de la Pléiade, nous avons discuté avec des spécialistes de l’histoire de la littérature policière, un « mauvais genre » devenu central dans la littérature.

L’année 2025 est marquée par un double événement qui atteste de la place de choix qu’a pris le roman policier dans le paysage littéraire français. D’une part, les nombreuses célébrations autour de la « Série noire » de Gallimard, qui fête ses 80 ans. De l’autre, l’entrée de l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Une sortie accompagnée d’un dossier documentaire solide ainsi que d’une nouvelle traduction pour redécouvrir le plus célèbre des détectives. À cette occasion, L’Éclaireur s’est entretenu avec deux chercheuses ayant abondamment travaillé sur la question au cours de leur carrière.

Un genre à l’histoire complexe, en plein renouvellement

Pour Mélanie Joseph-Vilain, professeure à l’Université de Bourgogne et spécialisée dans la littérature de genre, cette entrée des romans mettant en scène Sherlock Holmes dans une collection prestigieuse est tout sauf une surprise : « On peut dire que Doyle est maintenant un classique. La qualité littéraire des textes explique cela, et sans doute aussi, bien sûr, l’appropriation et la transformation de Sherlock Holmes par les arts visuels (cinéma, télévision, séries), qui ont grandement contribué à sa visibilité dans le champ culturel. Il me semble que cela peut être interprété dans le cadre d’un mouvement plus large de reconnaissance de genres longtemps considérés comme populaires (et donc, inférieurs) par la culture savante. »

Pour elle, la popularité de la littérature policière s’explique aussi par sa capacité à créer des séries qui font revenir des personnages et des univers familiers, et à les faire évoluer dans le temps, en les ancrant ainsi dans la mémoire collective. Une lecture sérielle qui implique activement les amateurs du genre, elle la première : « Par exemple, les romans d’Elizabeth George mettant en scène l’inspecteur Linley, ceux de PD James mettant en scène Adam Dalgliesh, les Patricia Wentworth avec Miss Silver, la série du “Chat” de Lilian Jackson Braun, le frère Cadfael d’Ellis Peters… Fondamentalement, c’est la capacité de ces littératures policières à rendre le lectorat actif qui me plaît particulièrement, ainsi que le plaisir de retrouver des codes familiers, mais aussi de voir comment chaque auteur ou autrice se les approprie, joue avec, les transforme. »

« Les genres policiers offrent une forme de résolution satisfaisante lorsque le coupable est révélé, ce qui permet de remettre de l’ordre dans un réel qui se complexifie. »   Mélanie Joseph-Vilain

Cette disposition à se renouveler et à s’hybrider avec d’autres genres a été centrale pour l’évolution du lectorat d’une littérature qui pouvait être encore perçue il y a quelques années comme de la « littérature de gare ». Laquelle était souvent réservée à une clientèle très masculine, dans ce qui pouvait sembler être une « littérature à la papa ». Pour Mélanie Joseph-Vilain, l’émergence de genres comme le cosy mystery, de la new romance ou de romans policiers s’hybridant avec d’autres registres (comme le Chien 51 de Laurent Gaudé, empruntant à la science-fiction) a permis non seulement d’élargir le lectorat, mais aussi de le rajeunir et de le féminiser.

Un terrain de jeu pour les chercheurs et les historiens du livre

Le constat est partagé par la chercheuse et autrice de thrillers Nelly Sanchez« Aujourd’hui, il n’y a plus de frontière entre la littérature dite blanche et le polar. Tous les salons littéraires se battent pour avoir leurs auteurs de romans policiers, tout le monde décerne des prix littéraires dans ce registre, etc. »

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Près de deux siècles après son émergence, le genre est d’ailleurs devenu un immense terrain de recherche pour les férus d’histoire de la littérature. Nelly Sanchez a d’ailleurs consacré une partie de ses travaux à tenter de redécouvrir les pionnières d’un genre qui a souvent été considéré comme très masculin. « Une des premières autrices notoires de polar français, Catherine Arley, n’a même pas réussi à se faire publier en France et a dû sortir ses livres en Suisse à l’époque. Et quand son œuvre a été adaptée au cinéma dans les années 1960, c’était par des Britanniques ! »

La femme de paille

Si, comme nous le dit Mélanie Joseph-Vilain, « il y a de nombreuses femmes parmi les grandes figures des littératures policières, y compris dans le thriller ou le roman noir », tout un pan de cette littérature est tombée dans l’oubli et constitue désormais un enjeu de conservation et de redécouverte. Nelly Sanchez nous explique, par exemple, que Daniel Lesueur (Jeanne Loiseau de son vrai nom) a écrit en 1909 Le droit à la force, le premier polar féminin en France. Un livre qui a été complètement oublié à sa mort.

Une littérature qui parle de tout, pour tous les publics

Mais, au-delà de la simple histoire du livre, le roman policier est devenu un objet sociologique largement étudié pour sa capacité à brasser des thématiques et des publics extrêmement larges. Mélanie Joseph-Vilain prend ainsi l’exemple de l’Afrique du Sud, pays auquel elle a consacré de nombreux articles universitaires : « Un critique sud-africain, Leon De Kock, explique que le succès de ces genres […] correspond au besoin de trouver du sens dans une société qui a évolué très rapidement. C’est ce qu’il appelle la “perte de l’intrigue”. Pour lui, les genres policiers offrent une forme de résolution satisfaisante lorsque le coupable est révélé, ce qui permet de remettre de l’ordre dans un réel qui se complexifie. Dans les contextes postcoloniaux, et en Afrique du Sud en particulier, les littératures policières permettent d’explorer la société. L’enquête porte alors non seulement sur une affaire précise, mais sur la société dans son ensemble. Un motif classique est celui du passé (le passé colonial, l’apartheid en Afrique du Sud) qui ressurgit à l’occasion de l’enquête. »

Pour Nelly Sanchez, qui est entrée en littérature par les histoires de Fantômette, cette dimension sociale explique pour beaucoup l’enracinement de ces romans dans la culture populaire et le patrimoine. Elle prend l’exemple de l’émergence des romans scandinaves et du genre du nordic noir dans les années 1990. Elle rappelle ainsi que la littérature policière était alors fortement découragée par les pouvoirs publics dans les pays nordiques, parce qu’elle mettait en lumière une société plus sombre et moins « parfaite » que ce que prétendaient alors les gouvernements locaux.

Ce qui a conduit à l’émergence d’auteurs et à la construction d’un public de fans heureux de découvrir le pays sous un jour moins « publicitaire » et plus nuancé. Trente ans plus tard, les romans policiers sont paradoxalement devenus constitutifs du patrimoine culturel de pays comme la Suède, la Norvège ou l’Islande. « Dans ces livres, il y a aussi l’idée que la morale peut être subvertie, que les méchants peuvent gagner à la fin… Et donc il y a un suspense : est-ce que c’est la police ou les méchants qui vont gagner ? Un suspense qui est souvent annulé ou amoindri quand il y a des adaptations au cinéma, d’ailleurs. À Hollywood, les gentils doivent gagner ! » Une littérature cathartique et libre, en somme.

Cette dimension historique et culturelle se retrouve d’ailleurs parfaitement dans les recommandations des deux scientifiques. Mélanie Joseph-Vilain nous recommande la lecture des textes théoriques de Pierre Bayard et Tzvetan Todorov, tandis que Nelly Sanchez nous évoque l’immense impact qu’a eu sur elle la lecture du Dahlia Noir de James Ellroy sur son parcours de lectrice et d’autrice. Autant d’œuvres qui ont très largement débordé le cadre des simples amateurs de détectives.

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