De livre en livre, l’écrivaine américaine Siri Hustvedt ne cesse d’explorer les questions de la mémoire, de la perception et de la place de la femme dans la culture occidentale contemporaine. Dans son nouveau roman, Souvenirs de l’avenir, elle creuse plus loin encore ses thématiques de prédilection pour nous livrer un récit aux lisières de l’autofiction, avec humour et esprit ciselé. Rencontre au sommet.
Votre nouveau roman, Souvenirs de l’avenir, mélange les genres. On retrouve par exemple quelques éléments de votre autobiographie dans la biographie de la narratrice. Comment décririez-vous ce texte ? Dans quel genre s’inscrit-il?
Siri Hustvedt : « Souvenirs de l’avenir est un roman qui joue et s’amuse avec l’autofiction et l’idée de la mémoire et du temps. Je pense sincèrement, et il existe nombre de preuves scientifiques pour me soutenir, que la mémoire ne documente pas la réalité. Elle est constamment en mouvement. Nous la retravaillons. La mémoire et l’imagination relèvent donc, sous bien des aspects, de la même faculté. Pour faire preuve d’imagination, il faut pouvoir se souvenir, et lorsque nous faisons ce travail de mémoire, les souvenirs deviennent des fictions. Souvenirs de l’avenir joue sur cette idée, et sur l’idée de la lecture, comment la lecture change nos perceptions. C’est une sorte de roman à la Don Quichotte — Don Quichotte est cité à la deuxième page. J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce texte et à jouer avec ma propre biographie. »
On peut faire le lien entre Souvenirs de l’avenir et votre premier roman, Les Yeux bandés. Les deux livres racontent la vie d’une jeune écrivaine en devenir fraîchement débarquée à New York et son expérience au contact de la ville. Les deux romans sont-ils connectés ?
« Tout à fait, vous avez complètement raison. Je revisite le territoire des Yeux bandés, mais je lui donne une nouvelle perspective, un nouveau point de vue, celui d’une personne plus âgée. Les Yeux bandés était un exercice phénoménologique écrit à partir d’un seul point de vue. Ce roman-ci mêle la voix de la narratrice dans ses jeunes années et celle de cette même narratrice des années plus tard. Ces deux voix sont en dialogue. »
Vous faites de nombreuses références dans ce livre aux romans policiers. L’intrigue elle-même met en scène une jeune narratrice qui enquête sur son étrange voisine, après l’avoir entendu parler seule à travers les murs de son appartement new-yorkais. L’écriture est-elle une forme d’enquête ?
« Pour moi, l’écriture a toujours été une forme d’enquête. Je pense même qu’il n’y a aucun intérêt à écrire à moins d’être en quête de quelque chose. Ce livre parle énormément de la lecture des signes et de leur interprétation, ce qui est l’essence des romans policiers. La narratrice entend une voix à travers le mur, un monologue complètement fou, et elle travaille à interpréter ce texte. Elle est constamment en train de lire, que ce soit des romans ou des livres de philosophie, et elle essaie ensuite d’interpréter ces lectures à la lumière de sa propre identité qui, bien sûr, évolue et change au fil du texte. »
Vous déconstruisez la narration et empilez les couches et les niveaux de lecture. Les différentes temporalités s’entrecroisent. Vous évoquez d’ailleurs un concept scientifique intéressant sur le temps et l’espace, que l’on nomme « espace de Minkowski ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept ? Le roman est-il le lieu pour réunir tous ces « espaces temporels » ?
« Oui, je pense. Le concept d’espace-temps selon Minkowski est intéressant pour le genre du roman. En physique, le concept de temps correspond très peu à notre propre expérience subjective et phénoménologique du temps. Pour nous, le temps bouge. Hier était hier, demain est encore une fiction, et nous essayons tant bien que mal de suivre le présent (rires). C’est comme cela que les êtres humains vivent. Or, selon le physicien Minkowski, les espaces-temps existent de manière simultanée. Nous devrions ainsi pouvoir revenir dans le passé pour serrer notre propre main. Bien sûr, tout cela est physiquement impossible, mais selon ce concept scientifique, c’est en théorie possible. Ce concept d’espaces-temps simultanés, nous pouvons le retrouver au sein d’une bibliothèque, comme le souligne la narratrice de Souvenirs de l’avenir : nous trouvons côte à côte, dans nos rayonnages, Platon et Socrate, mais également l’un des personnages de mon livre, la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven. Il y a une forme de simultanéité dans la lecture qui nourrit le questionnement sur la temporalité que j’aborde dans ce roman. »
L’histoire de la voisine de la narratrice, Lucy Bride, questionne le potentiel fictionnel de la réalité. Une réalité remplie de fantômes, selon Lucy. Les bibliothèques sont hantées par les histoires, par les spectres. Comment vivez-vous avec ces fantômes qui vous entourent ?
« C’est peut-être parce que je vieillis… Mais plus j’avance dans l’âge, plus ces fantômes prennent de l’importance. L’idée selon laquelle je vis à la fois avec les fantômes des gens que j’ai aimés et ceux qui hantent ma bibliothèque grandit. Et ces fantômes se multiplient et se multiplient avec les années ! Une grande partie de nos vies se composent de ce qui n’est plus concret et de ce qui n’a jamais été concret. »
Vous citez Simone Weil : « Notre vie réelle est plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction. » C’est, il me semble, l’un des thèmes principaux de votre roman, la coexistence de ces vies, de ces différents moments réécrits, réinterprétés…
« Oui, je le pense aussi. Vous savez, Simone Weil, que j’adore, ne pensait pas que cette coexistence soit une bonne chose. Elle voulait pénétrer le Réel. Je ne suis pas sûre que cela soit possible. J’ai une opinion plus optimiste en matière de fiction et d’imagination (rires), mais je pense que Simone Weil avait raison : nous inventons une bonne partie des récits que nous portons en nous, et nous pouvons ensuite les réinventer. Une partie du livre est consacrée à la narratrice, qui a vieilli, et qui réécrit les récits de sa jeune existence. Sa réécriture est faite de rédemption. Souvenirs de l’avenir est, pour moi, une comédie, même s’il présente des aspects plus sombres. Je me suis d’ailleurs aperçue, après avoir terminé l’écriture, que la partie la plus sombre de ce roman se situe en plein milieu : en plein cœur, il y a une agression sexuelle. Je ne sais pas vraiment comment c’est arrivé là, mais c’est assez intéressant. Je savais bien entendu où j’allais mais, en même temps, les mécanismes de l’inconscient ont fait en sorte que, de manière extraordinaire, cet événement arrive en plein milieu du roman. La réécriture de cet événement traumatique est devenue essentielle au récit du livre lui-même. »
En écrivant sur cet aspect sombre des relations hommes-femmes, avez-vous été influencée par le mouvement MeToo ?
« C’est assez drôle, parce que le mouvement MeToo a émergé dans la presse bien après que j’ai écrit l’agression subie par ma narratrice. Chaque matin, au petit-déjeuner, je lisais dans la presse toutes ces histoires autour de l’affaire Weinstein, et je me disais : « Mon dieu, peut-être que pour une fois, je suis dans l’air du temps ! (rires)” Mais, en fait, je suis féministe depuis l’âge de quatorze ans… Je n’ai donc pas anticipé ce mouvement. Cette situation durait depuis déjà un bon moment. Selon moi, ce qui est intéressant avec ce mouvement, c’est le fait que les normes en matière de limites sont ainsi recontextualisées. L’idée que l’on se fait d’une jeune femme, l’attente que l’on a d’elle, la possibilité qu’une jeune femme se fasse toucher, approcher de bien des façons qu’elle rejette pour autant elle-même… Tout ceci est en train de changer. Quand j’étais plus jeune, il n’y avait pas de manière de formuler cela, à part le fait de repousser vivement le gars ! Nous n’avions pas de véritable langage pour dire ça. Il me semble que la langue a évolué. »
Vous évoquez le destin de l’artiste Dada Elsa von Freytag-Loringhoven. Dans votre roman précédent, Un monde flamboyant, vous parliez également de femmes artistes oubliées, comme Margaret Cavendish, Louise Bourgeois, et le personnage principal du roman, Harriet Burden. La littérature est-elle, pour vous, une manière de réhabiliter ces femmes oubliées ?
« Je commence à le croire (rires) ! En d’autres termes… Je ne me suis pas dit, de manière délibérée : « Ok, à présent, je vais écrire des romans sur ces figures qui me tiennent à cœur. » Mais c’est ce qui est arrivé ! Et parce que c’est arrivé, cela veut dire qu’il y a derrière cela une signification profonde. Elsa von Freytag-Loringhoven est une artiste Dada incroyable et j’aimerais beaucoup que les gens la regardent, s’intéressent à qui elle est et à ce qu’elle a fait, tant ses travaux artistiques que sa poésie, et bien sûr, j’aimerais que le monde de l’art la reconnaisse enfin comme la véritable créatrice de l’Urinoir (NB : Fontaine, œuvre attribuée à Marcel Duchamp), puisque les preuves sont accablantes ! Donc, oui ! En d’autres termes : oui (rires) ! »
Le corps de la femme prend vie dans vos romans, et surtout il se couvre, de couches, de vêtements… Dans Un monde flamboyant, Harriet porte des “masques” pour exister dans le monde de l’art. Dans Les Yeux bandés, la jeune SH s’émancipe en s’habillant en homme… Pourquoi mettre en scène ce corps féminin ? Et comment l’écrire ?
« Nous sommes tous des creatures incarnées, avec un corps. Les differences corporelles entre hommes et femmes sont lourdement codées dans l’histoire de la culture occidentale et dans l’histoire de la philosophie occidentale. Le corps est associé aux femmes, l’intellect et l’esprit sont associés aux hommes. Un philosophe que j’apprécie, Maurice Merleau-Ponty, qui est un philosophe du corps, a développé cette thèse anticartésienne où corps et esprit ne sont pas dissociés. Si nous nous approprions cette vérité humaine, selon laquelle nous sommes tous des créatures incarnées, avec un corps, cela aide aussi les femmes, lesquelles sont si ouvertement associées aux corps. Eh oui, les hommes sont tout autant des êtres organiques ! La façon dont une femme place son corps dans le monde a une véritable importance, mais cela se fait de manière très variée. Il y a beaucoup de possibilités, et il ne faut en occulter aucune. »
Quelle place tient la littérature dans la société américaine contemporaine ?
« Une toute petite place (rires). Je ne pense pas qu’elle intéresse beaucoup les Américains. Bien sûr, une partie de la littérature américaine prospère, et il y a de très bons écrivains américains, mais le monde culturel s’intéresse-t-il un tant soit peu à l’opinion des écrivains ? Absolument pas. C’est différent en France, et en Europe de manière générale. Du fait de la tradition, du poids de cultures littéraires ancestrales, de sociétés qui ne reposent pas uniquement sur une culture commerciale, les mondes de la culture et de la politique font preuve de respect à l’égard de ce que les écrivains peuvent penser. »
Quel conseil donneriez-vous à une femme qui souhaite devenir écrivain ?
« Il faut être préparée à découvrir que son travail est sous-évalué. Mais n’abandonnez pas le navire ! (rires) C’est mon conseil. Si j’avais su, à l’époque, que certaines formes de rejet de l’écriture féminine n’avaient rien à voir avec notre travail, mais avec le fait que nous sommes des femmes, cela m’aurait sans doute permis d’affronter plus facilement les tourments auxquels j’ai dû faire face en tant qu’écrivaine. C’est mon conseil. »
—
Parution le 4 septembre 2019
Souvenirs de l’avenir, Siri Hustvedt (Actes Sud) sur Fnac.com