Alors que l’increvable Grippe-Sou s’apprête à revenir sur le petit écran dans la série Ça : bienvenue à Derry, diffusée à compter du 27 octobre sur HBO, retour sur une figure folklorique ambivalente qui a traumatisé des générations d’enfants.
Phobie répandue dans de nombreuses cultures, qui atteint son pic au moment de la fête d’Halloween, la coulrophobie désigne la peur irrationnelle des clowns. Plusieurs psychologues se sont penchés sur les raisons de cette peur d’un personnage initialement comique, censé représenter la joie et la part ludique de l’enfance.
L’une des premières explications réside dans son aspect disproportionné et grossièrement maquillé. « [Ils] montrent de grandes démonstrations d’émotions artificielles », explique le Dr Rami Nader, psychologue dans une clinique de Vancouver, au Time. Impossible, donc, de savoir avec certitude ce que ressent vraiment un clown.
Un être insondable et imprévisible
Son comique repose aussi sur l’imprévisibilité : on ne sait pas comment il va se comporter. Il peut venir vers vous et sortir une fleur, rire très fort ou envahir votre espace personnel. « Ce n’est que lorsque nous sommes confrontés à l’incertitude quant à une menace que nous avons des frissons », rappelle Frank McAndrew, psychologue social auteur d’une grande étude sur l’effroi parue en 2016.

Si le clown est incarné par un être humain, il n’en est plus vraiment un au vu de ses attitudes qui ignorent nos codes sociaux. Intervient alors la notion de la vallée de l’étrange : théorisée par le japonais Masahiro Mori en 1970, elle postule que les androïdes trop proches d’un humain sans en être un créent en nous une dissonance cognitive.
Particulièrement mal à l’aise devant ce spectacle, nous entrons alors dans cette « vallée de l’étrange ». Notre rapport aux clowns procède d’une même stupeur face à un être à la fois proche de nous, mais dont on peine à décoder les intentions. « L’ambivalence vous laisse figé sur place, et vous n’avez d’autre choix que de vous vautrer dans l’inconfort », conclut Frank McAndrew.
Aux origines du clown
Les origines de la figure du clown remontent à plusieurs siècles. C’était le bouffon du roi, destiné à divertir les cours royales à diverses époques, pendant le Moyen-Âge, mais aussi durant le règne des Pharaons. Il devient un personnage incontournable du milieu forain. Chaque troupe itinérante a son clown.
Cette figure grotesque, à la fois comique et mâtinée d’étrangeté, va prendre deux grandes directions, à l’opposé l’une de l’autre : le clown triste et dépressif, comme Pierrot la Lune, ou le clown maléfique qui a irrigué le genre horrifique.

À la fin du XVIIIe siècle, le mime franco-bohémien Jean-Gaspard Deburau popularise au Théâtre des funambules, à Paris, le personnage de Pierrot, issu de la commedia dell’arte. Ce personnage à chapeau blanc et au visage poudré de farine exerce encore son art de nos jours dans les rues touristiques parisiennes.
En 2016, Zach Galifianakis s’empare de la figure du clown dépressif avec la série Baskets, qui narre les aventures de Chip, un homme un peu loser qui rêve de devenir clown professionnel. Le clown représente ainsi notre spleen, dans un monde que nous ne comprenons pas toujours et qui ne nous laisse pas la place d’exprimer notre désarroi.
La face sombre des clowns de la vraie vie
L’un de ses aspects plus inquiétants se fait sentir dès l’époque du Pierrot de Jean-Gaspard Deburau : en 1836, ce dernier tue d’un coup de canne un adolescent ivre l’ayant importuné lors d’une promenade familiale. On parlerait aujourd’hui d’homicide involontaire, mais le célèbre mime est acquitté après un court séjour en prison et l’affaire fait grand bruit à Paris. L’image du clown capable de tuer commence alors à imprégner l’imaginaire collectif.

En 1892, l’opéra Pagliacci propose une figure du clown meurtrier qui confond fiction et réalité. Son auteur, Ruggero Leoncavallo, explique qu’il s’est inspiré d’un fait divers rapporté par son père : au cours d’une représentation de commedia dell’arte donnée dans un village de Calabre par une troupe de théâtre ambulant, le comédien Canio aurait tué sa femme Nedda et son amant sur scène, sous les applaudissements d’un public inconscient du meurtre en train de se jouer sous ses yeux.

Un siècle et demi plus tard, l’Amérique découvre le tueur en série John Wayne Gacy, inculpé en 1978 pour les viols et les meurtres de 33 jeunes hommes. Il aimait se déguiser en Pogo le clown pour divertir les enfants dans les hôpitaux, ce qui lui valut le surnom de « clown tueur ». « Vous savez… les clowns peuvent tuer impunément », aurait-il déclaré aux enquêteurs. Exécuté en 1994, Gacy s’était créé un business florissant en peignant des portraits de clowns vendus aux enchères. Vous avez dit glauque ?
Le clown maléfique des années 1980
Conséquence probable de la cote de popularité de John Wayne Gacy, les années 1980 sont placées sous le signe de la coulrophobie aux États-Unis. Dans le film Poltergeist (1982), le jeune Robbie est attaqué par sa poupée clown dans une séquence effrayante restée culte. En 1986, Stephen King écrit le roman Ça et crée son personnage de clown maléfique, résultat d’influences clownesques diverses, telles que John Wayne Gacy, Bozo le Clown ou Ronald McDonald.
Une génération d’enfants a été traumatisée par le téléfilm Ça, il est revenu, diffusé en 1990 avec un Tim Curry terrifiant dans le rôle de Grippe-Sou. Entité extraterrestre et éternelle, Grippe-Sou peut prendre n’importe quelle apparence. Il s’attaque en priorité aux enfants à travers les égouts de la ville de Derry, dans le Maine. Il est donc aussi à rapprocher de la figure du croque-mitaine. En 2017 (une année qui n’a pas été choisie au hasard, le clown tueur étant censé se réveiller tous les 27 ans), Andrés Muschietti réveille Grippe-Sou pour une nouvelle adaptation à succès sur grand écran, Ça, puis Ça : chapitre 2 (2019).

Cette fois, c’est l’acteur Bill Skarsgård qui se glisse avec talent dans le costume modernisé de Grippe-Sou. Après quelques années d’hibernation, le clown est de retour dans une série préquelle dérivée des films, Bienvenue à Derry, diffusée à partir du 27 octobre sur HBO. Pour la psychanalyste Mikita Brottman, le succès de Pennywise (son nom en anglais), qui ne se dément pas depuis les années 1980, réside dans le fait qu’il « reflète toutes les horreurs sociales familiales connues de l’Amérique contemporaine ». Ce spin-off, qui se déroule toujours à Derry, mais durant les années 1960, ajoute encore une couche de réflexion sur l’histoire de l’Amérique, notamment du côté de ses enjeux raciaux.
Tant qu’il y aura des clowns
Le clown maléfique vient déterrer nos peurs d’enfants enfouies, souvent les plus viscérales et profondément ancrées en nous. Il nous procure des frissons vertigineux et nous ramène à une époque où notre compréhension du monde incomplète nous plongeait dans des abîmes d’angoisse. Dans Buffy contre les vampires, l’épisode Bill (S01E10) voit les pires cauchemars des protagonistes prendre vie. Poursuivi par un clown au rire effrayant qui tente de le tuer, Xander doit faire face à sa coulrophobie.

Dans les années 2010, American Horror Story créée, dans sa saison 4, Freak Show, un clown tueur terrifiant, surnommé Twisty, qui porte un masque avec un énorme sourire sur le bas de son visage, pour dissimuler sa mâchoire inférieure manquante. Inspiré par John Wayne Gacy, le personnage est revenu en saison 7, où il fait l’objet d’une bande dessinée.
Plus récemment, Art le clown, un nouveau monstre au look inspiré des clowns pantomimes du XIXe siècle type Pierrot, a vu le jour dans Terrifier, un film réalisé en 2016 par Damien Leone et devenu une franchise à succès, avec déjà trois volets au compteur et un quatrième en préparation.

Dans un genre moins horrifique, mais tout de même maléfique, la figure du Joker a aussi marqué la pop culture, du dessin animé Batman des années 1990 à la folie délirante de Jack Nicholson dans le Batman (1990) de Tim Burton, en passant sa plus récente itération, le comique incompris du Joker de Todd Phillips (2019) incarné par Joaquin Phoenix.
Qu’il soit chaotique, facétieux ou à la limite de virer masculiniste, ce dernier reste un personnage marginal qui ne suit pas les règles élémentaires de la vie en société (ne pas voler, ne pas tuer, ne pas mettre les gens mal à l’aise…). À la fois repoussantes et fascinantes, les figures clownesques de la pop culture n’ont pas fini de nous procurer des jump scares et de se régénérer au gré de nos psychoses. Si vous êtes coulrophobe, vous pouvez donc en grande partie blâmer la pop culture, mais aussi – et surtout – la nature humaine avide de frissons.