Décryptage

Pourquoi les rom-com linguistiques sont-elles si populaires au Japon ?

15 juin 2025
Par Samuel Leveque
“Alya Sometimes Hides Her Feelings in Russian”.
“Alya Sometimes Hides Her Feelings in Russian”. ©Doga Kobo/S/M/K/ASP

De plus en plus de mangas s’intéressent aux couples dans lesquels un personnage est étranger, ou ne maîtrise pas le japonais.

Depuis quelques années, les comédies romantiques mettant en scène des couples dont un des deux protagonistes ne parle pas – ou du moins pas tout à fait – le japonais connaissent un certain succès. C’est par exemple le cas du shōnen Alya Sometimes Hides Her Feelings in Russian de SunSunSun, Saho Tenamachi et momoco, à paraître aux éditions Vega le 27 juin prochain.

Adaptation d’un roman récemment publié en France, ce dernier s’intéresse au quotidien d’Alya, qui a l’habitude d’exprimer le fond de sa pensée en russe, sans réaliser que son crush comprend parfaitement cette langue. De quoi noyer le lecteur sous les quiproquos les plus farfelus, et assurer un succès monstre à ce titre qui a d’ores et déjà été porté sur petit écran en anime fin 2024. Une réussite qui est loin d’être une exception.

De l’exception à l’habitude

À l’origine, la représentation des étrangers dans les mangas n’était pas flatteuse. Dans le contexte de l’occupation du Japon après la Seconde Guerre mondiale et de la présence de bases américaines partout dans le pays, les mangakas des premières décennies de la bande dessinée moderne, même les plus progressistes, représentaient souvent les étrangers comme des antagonistes. Quant aux romances potentielles entre Japonais et non-Japonais, elles étaient très rares dans la société et tout autant dans la fiction, où elles étaient fréquemment réduites à des gags.

Ikoku Meiro no Croisée.©Satelight

Les exceptions étaient rarissimes : on pense par exemple au couple formé par le Japonais Yakumi et la Chinoise Paï dans le vénérable manga d’action 3×3 Eyes de Yūzō Takada, où des artifices scénaristiques réduisaient très rapidement la barrière de la langue à néant. Cette rareté n’est pas étonnante : les mariages entre Japonais et étrangers étaient alors très marginaux, et, comme le soulignent de nombreux sociologues et historiens, extrêmement mal vus dans la société japonaise.

Il faut donc se tourner du côté des récits avec une trame de fond historique pour trouver des exceptions, à l’exemple du manga Ikoku Meiro no Croisée en 2006 (inédit en France), qui mettait en scène la romance d’une Japonaise et d’un Parisien au XIXᵉ siècle ; ou encore aller chercher du côté de l’autobiographie avec My Darling is a Foreigner de Saori Oguri en 2002, dans laquelle la mangaka parle de son quotidien avec son mari américano-italo-hongrois.

My Darling is a Foreigner (2010).©Kazuki Ue

Ce dernier a d’ailleurs été très remarqué en son temps, avec une adaptation cinématographique en 2010, et a permis une certaine libération de la parole autour de la discrimination subie par les couples binationaux et par les personnes métis dans le pays.

Mais, depuis cette époque, le regard sur les étrangers au Japon a évolué. Même si les couples unissant un Japonais à un ressortissant d’un autre pays demeurent entravés par de nombreuses barrières administratives, leur nombre a progressé ces dernières années.

Kin-iro Mosaic.©Crunchyroll

Et ce dans un contexte où le nombre global de mariages a plutôt tendance à s’écrouler. Aujourd’hui, un mariage sur 20 est célébré avec un ou une partenaire d’une autre nationalité. Le fait qu’une des deux personnes d’une union n’ait pas pour langue maternelle le japonais n’est donc plus un fait de société particulièrement rare ou remarquable.

Un pays plus ouvert sur le monde

C’est sans doute ce qui explique la multiplication de personnages ayant des attaches dans d’autres pays que le Japon. C’est par exemple le cas du shōjo Garden of Smattering de Goryman, en 2019, mettant en scène la romance complexe d’une jeune étrangère scolarisée au Japon et ne maîtrisant pas du tout les subtilités de la langue. Ou, dans un registre plus comique, de Kin-iro Mosaic, dessiné entre 2010 et 2020 par Yui Hara, et sa romance farfelue et intense entre une jeune Anglaise et sa correspondante nippone.

Ce type de trames narratives est idéal pour une comédie romantique, dans un pays où la connaissance des langues étrangères demeure assez faible, et donc génératrice de malentendus et de quiproquos. Néanmoins, les jeunes générations ont plus d’occasions d’être en contact avec des étrangers (le nombre de touristes a été multiplié par six au Japon depuis 2011) ou de faire leurs études hors du pays.

C’est par exemple le cas de Nagi, le petit ami de l’héroïne du manga A Sign of Affection de Suu Morishita (Akata), à l’aise dans de nombreuses langues étrangères, mais pas dans la langue des signes pratiquée au Japon par la protagoniste, Yui.

Asobi Asobase.©Lerche/Crunchyroll

Le stéréotype du personnage rendu très classe et séduisant, voire désirable par sa maîtrise des langues étrangères est d’ailleurs devenu si commun qu’il est même régulièrement parodié ou pastiché : dans Asobi Asobase de Rin Suzukawa (Noeve Grafx), le personnage d’Olivia est supposé tirer son charisme de son statut de métisse nippo-américaine alors que, contrairement à ce qu’elle prétend, elle ne parle pas un strict mot d’anglais.

À l’inverse, les personnages de la comédie romantique Kaguya-sama Love is War, des étudiants d’élite brillent par leur maîtrise spectaculaire de l’anglais et du français – maîtrise toute relative quand il s’agit de créer des gags ou des malentendus entre deux protagonistes qui se tournent autour.

Le Japon, tout sauf un isolat linguistique

Il faut enfin noter que plusieurs œuvres récentes ont mis en lumière le fait que la question de la langue pouvait être centrale dans un couple, même entre des personnages japonais. Contrairement à ce que l’on pense parfois, plusieurs langues et dialectes sont parlés au Japon. Et si les habitants de Tokyo comprennent plutôt bien le kansai-ben (le dialecte de Kyoto), c’est un peu plus compliqué quand on parle de l’okinawaïen, parlé dans le sud du pays. Les natifs d’Okinawa comprennent et parlent très bien le japonais « standard », mais les Japonais originaires d’autres régions, eux, ne comprennent presque rien de la langue locale.

Okitsura met très en avant la langue okinawaïenne parlée par son héroïne.©Millepensees

C’est ce sujet qu’a choisi Sora Egumi pour Okitsura: Fell in Love with an Okinawan Girl, but I Just Wish I Know What She’s Saying, dont l’adaptation animée vient d’être diffusée en France sur la plateforme Crunchyroll. Loin de se moquer des idiomes et des expressions locales, ce manga s’intéresse au couple naissant entre un Tokyoïte et une Okinawaienne qu’il ne comprend pas. Il met en scène les subtilités de la langue et de la culture de l’extrême sud du Japon et a, sans grande surprise, été un grand succès dans la région où il se déroule.

De façon générale, les mangakas japonais accordent une place grandissante à la diversité linguistique, comme Kai Ikada et sa rom-com fleuve Hokkaido Gals Are Super Adorable! (éditions Crunchyroll) ou Koji Seo avec le dialecte de Tohoku dans A Town Where You Live. Dans le Japon contemporain, la différence de langage n’est plus, pour les jeunes amoureux, qu’un rebondissement parmi d’autres.

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