Décryptage

Peut-on s’initier au féminisme avec les mangas ?

08 mars 2025
Par Samuel Leveque
Le manga “She Wasn't a Guy”.
Le manga “She Wasn't a Guy”. ©2022 Arai Sumiko, MEDIA FACTORY

Loin des clichés, de plus en plus de mangas de grande qualité aux thématiques féministes sont publiés en France, reflet d’un bouillonnement en cours dans la société japonaise.

Dans l’inconscient collectif, la place des femmes dans les mangas est encore trop souvent réduite à des personnages hypersexualisés et follement amoureux du vaillant héros – ou, au contraire, à des midinettes éthérées rêvant à un prince charmant bad boy.

Des clichés hérités des grands succès du shōnen et du shōjo à destination des adolescents, mais qui ne reflètent plus nécessairement la réalité de l’ensemble du marché. Depuis quelques années, les mangas à thématiques féministes se multiplient et peuvent même constituer une porte d’entrée très pédagogique à ces sujets.

Princesse Saphir est souvent considéré comme l’un des premiers mangas féministes.

Les grandes voix féministes du manga

Bien entendu, les mangakas n’ont pas attendu 2025 pour aborder la place du genre et les inégalités homme-femme. Dès les années 1950, l’inventeur du manga moderne Osamu Tezuka publie le shōjo d’aventure Princesse Saphir, mettant en avant le parcours d’une courageuse princesse « élevée comme un garçon » et accomplissant de nombreuses prouesses.

La rose de Versailles (Lady Oscar) a connu une nouvelle adaptation cinématographique au Japon cette année.

Dans les deux décennies suivantes, Tezuka est suivi par de nombreux dessinateurs et surtout dessinatrices, dont les légendaires Riyoko Ikeda (La rose de Versailles) et Moto Hagio (Barbara, Le clan des Poe…). Certaines de ces artistes forment dans les années 1970 le « groupe de l’an 24 », un collectif luttant pour une meilleure représentation des questions liées au statut des femmes et du sexisme dans les mangas. Évoluant aux côtés d’autres groupes, ce dernier réussira à faire entendre la voix des femmes au sein des magazines de prépublication et aura de nombreux héritiers qui moderniseront encore davantage les thématiques abordées.

Les questions de genre dans le manga

On retrouve par exemple cet héritage dans le manga A-Girl de Fusako Kuramochi, qui évoque la vie insouciante d’une jeune fille des années 1980 vivant avec sa grande sœur, mais qui se retrouve confrontée à des violences domestiques. Une œuvre à la fois pop, moderne et drôle, mais n’hésitant à aucun moment à mettre les pieds dans le plat sur la condition féminine au Japon.

Dans les années 1990 et 2000, la mangaka Ai Yazawa (Paradise Kiss, Nana, Je ne suis pas un ange…) aborde directement la question de la place des jeunes femmes dans la société japonaise.

Abordant des thèmes similaires, le superbe Shinkirari – Derrière le rideau, récemment publié en France et paru au début des années 1980 au Japon, évoquait le quotidien oppressant des femmes au foyer de l’époque, entre ennui et charge mentale.

Plus tard, des autrices abordent ces questions encore plus directement et plus ouvertement dans des œuvres très grand public, n’hésitant pas à évoquer des sujets encore tabous dans le Japon de l’ère Heisei : l’impossibilité de fonder une famille et de mener une carrière de front, le peu d’engagement émotionnel des hommes japonais ou encore la pression sociale immense poussant les femmes à se marier très tôt.

Dans les années 2000, les considérations liées à la place des femmes en politique commencent également à poindre le bout de leur nez, avec des œuvres-fleuves comme Yona : princesse de l’aube de Mizuho Kusanagi ou Le pavillon des hommes de Fumi Yoshinaga. Le premier imagine l’ascension d’une princesse dans une version fictive de la Corée médiévale, quand le second conte la reconfiguration politique du pouvoir dans un Japon où les hommes seraient devenus une denrée rare à la suite d’une violente épidémie. Des mangas où les mécaniques du pouvoir et la domination masculine sont examinées sous toutes les coutures.

Parler ouvertement de la place des femmes au Japon

Plus proches de nous, de très nombreuses dessinatrices vont désormais encore plus loin, en abordant frontalement la place toujours très difficile des femmes dans la société moderne : égales sur le papier, elles sont encore largement discriminées dans la sphère professionnelle et politique, mais aussi dans l’intimité.

Et il faut croire qu’aborder ce sujet permet de toucher le public : le manga à succès d’Akane Torikai, En proie au silence, qui évoque les violences sexistes et sexuelles en milieu professionnel au Japon, a par exemple largement aidé les féministes locales à mettre la question au centre du débat public.

L’amour est au menu de Yuzaki Sakaomi aborde de manière joyeuse et communicative le quotidien de deux femmes amoureuses au Japon, unies par leur amour de la gastronomie.©2021 Yuzaki Sakaomi, ASCII Media Works

Les mangakas se sont également pleinement emparées de la question des femmes subissant des discriminations croisées, car appartenant à des minorités sexuelles : de nombreuses bandes dessinées japonaises récentes abordent ainsi la place des femmes bisexuelles ou lesbiennes au Japon, comme le charmant She Wasn’t a Guy de Sumiko Arai ou encore le très gourmand L’amour est au menu de Sakaomi Yuzaki.

Le fait que de nombreux récits abordent frontalement ces questions est bien le reflet des changements en cours dans les mentalités nippones. Une proportion de plus en plus importante de la population (particulièrement chez les jeunes) s’exprime désormais en faveur d’une plus grande égalité et d’une diminution du poids des structures patriarcales dans le pays. Et le manga est un terrain d’expression privilégié pour évoquer ces questions.

Un bouillonnement éditorial en France

Du côté de l’Hexagone, les éditeurs français emboîtent largement le pas de cette tendance en multipliant les sorties d’ouvrages abordant des questions féministes, parfois avec de grands succès en librairie. On peut par exemple citer l’énorme carton des Carnets de l’apothicaire et leur héroïne iconique, la pharmacienne Mao Mao, évoluant dans un monde de cour impériale où les personnages féminins doivent lutter pour leur existence dans un monde archidominé par les hommes.

Les carnets de l’apothicaire, sous ses airs de récit d’enquête à la cour impériale, aborde directement des questions liées aux thématiques féministes.©TOHO Animation

Mais dans un registre plus réaliste, on remarque aussi que le nombre de publications françaises consacrées à ces questions augmente rapidement, avec des histoires parfaitement transposables à la situation des femmes en France. Le manga Bless, par exemple, a pour sujet la pression autour des apparences dans le milieu de la mode.

L’œuvre Une touche de bleu réfléchit quant à elle aux injonctions qui pèsent sur l’apparence physique des jeunes filles, avec son héroïne qui se croit « défigurée » par une tâche de naissance et va apprendre à s’aimer malgré les pressions qu’elle subit pour être dans « la norme ».

Dans des registres plus intimes, les récentes séries L’enfant en moi d’Aoi Mamoru et La couche est pleine d’Akiko Higashimura se penchent sur la question de la maternité au Japon ; l’un du point de vue d’une adolescente qui n’avait pas envisagé de devenir mère si jeune, l’autre d’un point de vue d’une femme adulte devant concilier travail et parentalité.

D’autres œuvres publiées récemment en France abordent également des questions liées à la sexualité, à l’image du charmant Partners 2.0 dépeignant en détail la relation de deux sexfriends et s’attachant à véhiculer une image positive et joyeuse d’une sexualité féminine épanouie.

L’enfant en moi aborde en détail et tout en finesse la question de la grossesse dans la société nippone.

Cette multiplication de propositions à destination de toutes les tranches d’âge est une excellente nouvelle. D’une part, elle prouve que ces questions peuvent être véhiculées de manière passionnante au travers d’un médium comme la bande dessinée. Et d’autre part, elles constituent autant de portes d’entrée à la question de l’égalité de genre et du féminisme.

Bien entendu, toutes les thématiques ne sont pas exactement transposables à la situation française : la prise en charge des enfants à la naissance est par exemple très différente au Japon. En revanche, nombre de ces thèmes sont assez universels pour être autant d’initiations percutantes au féminisme.

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