
Un an après Limonov, la ballade, le cinéaste russe est de retour au Festival de Cannes avec une adaptation du Prix Renaudot 2017. Présenté à Cannes Première, son nouveau film est aussi dérangeant que percutant.
De Josef Mengele, on ne connaissait que le nom. Et les atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale. Médecin attitré du camp d’Auschwitz, il décidait de la vie ou de la mort de milliers de déportés en une fraction de seconde. Surnommé « L’ange de la mort », il était connu pour les expériences cruelles qu’il menait sur les prisonniers. Adaptation cinématographique du prix Renaudot 2017, La disparition de Josef Mengele se focalise sur sa vie après la guerre et sa cavale, jusqu’à sa mort au Brésil en 1979.
Un an après la présentation de Limonov, la ballade, Kirill Serebrennikov fait ainsi son retour au Festival de Cannes avec un nouveau biopic. À cette occasion, le cinéaste russe, exilé à Berlin depuis l’invasion de l’Ukraine, a reçu la Légion d’honneur samedi 17 mai et confié que cette distinction était « une immense responsabilité, notamment à l’égard de ceux qui croupissent en prison pour leurs convictions ».
La traque impossible
Aussi dérangeant que captivant, le film se concentre sur l’après-guerre et la vie clandestine du criminel nazi. Réfugié en Amérique du Sud – comme nombre de ses semblables –, Josef Mengele (porté par un impressionnant August Diehl, qui revient à Cannes après Une vie cachée de Terrence Malick en 2019) n’a jamais été jugé. Cette fuite permanente est captée avec un noir et blanc hypnotique et une esthétique puissante, entre thriller et drame historique.

L’ouverture, très cinématographique, nous projette dans le Buenos Aires de 1956. Sous le pseudonyme de Gregor, Mengele rase les murs, fuyant son nom diffusé à la radio. Son long trench sur le dos, son chapeau baissé sur la tête et sa mallette à la main évoquent immanquablement les films noirs des années 1950 ; un style renforcé par une photographie anxiogène.
Le fils et le bourreau
Le récit joue habilement avec les temporalités et les lieux. Munich, São Paulo, Buenos Aires, Guntzbourg… L’ange de la mort change de visage et de nom, mais reste animé par les mêmes convictions. Son entourage – sa famille, toujours aussi influente dans la ville de Guntzbourg et des amis en Argentine – est tout aussi négationniste.

Conviés au mariage de Mengele, les invités lancent des saluts nazis autour d’un gâteau orné d’une croix gammée, nient avoir tué des millions de personnes – « 65 000, tout au plus » –, profèrent des blagues antisémites et assurent que le Reich renaîtra bientôt. Des scènes de vie difficiles à regarder et qui suscitent beaucoup de malaise tant elles paraissent réelles. Le spectateur se sent pris en otage, devenant le complice involontaire de cette séquence dérangeante.

En parallèle, Kirill Serebrennikov développe la relation complexe entre Josef et son fils, Rolf, un jeune homme révolté contre sa famille « lâche et cupide », qu’il méprise. Il questionne son père sans relâche pour obtenir la vérité : est-il le monstre que tout le monde décrit ? A-t-il commis les horreurs dont on l’accuse ? Cette confrontation entre ces deux générations, entre culpabilité et déni, est saisissante.
Un film exigeant, mais nécessaire
Si le noir et blanc induit une certaine distance, le film reprend des couleurs lors d’un flashback brutal et marquant. 1943, à Auschwitz. Le quotidien des camps est filmé par un proche de Mengele, qui documente leurs journées avec une légèreté effarante. Caméra à l’épaule, il capture tantôt des après-midis ensoleillés au bord du lac, tantôt des corps mutilés traités comme des objets et des sourires glaçants qui côtoient des scènes insoutenables. L’horreur est frontale. Sans filtre. Tour à tour, les fleurs et le sang. La vie et la mort.

Ce retour dans le passé nous bouscule et nous rappelle l’ampleur des crimes du médecin et la froideur clinique de ses actes. Ce contraste est d’autant plus frappant quand, après la guerre, Mengele affirme avoir agi pour sauver l’Allemagne, comparant les Juifs à « des moustiques qui transmettent des maladies, qu’il faut écraser ». Aucun remords, aucune empathie : dans l’œuvre de Kirill Serebrennikov, la banalité du mal est glaçante.
Malgré son sujet fort, sa réalisation léchée et sa photographie sublime, La disparition de Josef Mengele reste un film exigeant. Son rythme lent et son noir et blanc excluent une partie du public, qui pourrait regretter un manque d’accessibilité de la part du cinéaste. L’œuvre est néanmoins à la hauteur de son ambition et explore avec brio la monstruosité du pouvoir.