Entretien

Chloé Thibaud pour Ni muses ni groupies : “Ce qui est important, c’est que les femmes aient la liberté de devenir ce qu’elles veulent”

06 mars 2025
Par Clara Authiat
Chloé Thibaud est journaliste et l'autrice de “Ni muses ni groupies”.
Chloé Thibaud est journaliste et l'autrice de “Ni muses ni groupies”. ©Laurie Bisceglia

Chloé Thibaud fait la part belle aux musiciennes dans son essai Ni muses ni groupies (Leduc). En leur (re)donnant voix au chapitre dans l’histoire de la musique, la journaliste dégomme les clichés sexistes et célèbre un féminisme musical. Rencontre avec une journaliste mélomane pour la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

Ce nouveau livre est la reprise de Toutes pour la musique (Hugo Images), que vous avez publié en 2022. Pourquoi avoir voulu poursuivre cette enquête sur les femmes dans l’industrie de la musique ?

J’ai fait 15 ans de piano. Mon éveil féministe m’a fait prendre conscience qu’au cours de ma formation musicale, j’avais très peu, voire pas du tout, joué des œuvres de femmes. Mais ce constat, je peux le faire aussi dans mes études littéraires, où j’ai proportionnellement étudié très peu de femmes ; pareil dans les études de cinéma. J’ai donc ressenti très fort en moi l’envie de rendre justice aux femmes. C’est comme ça qu’est né Toutes pour la musique. Pour la réédition, j’ai voulu réinventer le livre de base et actualiser toutes les données.

Mais le constat est douloureux : tout ce que je raconte dans le premier livre est encore valable en 2025, les inégalités persistent. Exemple aux dernières Victoires de la musique : en 40 ans de cérémonie, six femmes ont remporté le prix de la chanson originale de l’année. Ce chiffre reste le même cette année, pas d’évolution. Et c’est le vote du public, donc ça en dit long sur les habitudes musicales des hommes et des femmes… Quand on écrit des livres féministes, l’objectif est qu’ils deviennent caducs et ringards. Or, c’est loin d’être le cas.

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Au fil des pages, on découvre une multitude de musiciennes de toutes les époques, même celles où l’on pensait qu’il n’y avait pas de femmes dans ce milieu. Comment expliquer qu’elles aient été rayées de l’histoire de la musique ?

Dans ce livre, je m’intéresse à l’industrie de la musique, mais, si on regarde les autres domaines, artistiques ou scientifiques, les mécanismes d’effacement sont les mêmes. Je trouve qu’on vit quand même une jolie époque, celle de la “revisibilisation” des femmes et de leur travail. De plus en plus d’ouvrages, de documentaires et de films mettent en lumière les femmes qui ont compté dans l’histoire. Côté musique, on parle davantage de Rosetta Tharpe, la véritable inventrice du rock’n’roll, avant Elvis.

La journaliste Aliette de Laleu a fait un travail épatant sur les femmes dans la musique classique, notamment sur Maria Anna Mozart, la sœur du compositeur, dans Mozart était une femme (Stock, 2022). Ou encore Sophie Rosemont du côté du rock dans son livre Girls Rock (Nil, 2019). Les femmes ont toujours été là, elles ont toujours créé, mais un système fait tout pour qu’elles n’occupent pas le devant de la scène. Et ça continue, notamment en Afghanistan où les femmes ont littéralement interdiction de parler et de chanter en public…

Dans le livre, vous dressez le portrait de différentes figures féminines, datant parfois de l’Antiquité. Y a-t-il une artiste en particulier qui a été importante pour vous durant le processus d’écriture ?

Impossible d’en choisir seulement une ! Mais c’est aussi la magie de ce sujet : quand on commence à tirer la pelote, elle est infinie et on découvre des destins de femmes passionnants dont on n’a jamais entendu parler. Au fil de mes recherches, j’ai plutôt été fascinée par les destins de chansons qui, à l’origine, avaient une dimension hyper sexy et qui sont devenues, à contre-emploi, des hymnes féministes. Comme Respect, écrite par Otis Redding, ou Girls Just Wanna Have fun par Robert Hazard. Respectivement, Aretha Franklin et Cindy Lauper, qui ont interprété ces chansons, se détachent du point de vue masculin pour se les réapproprier.

C’est ça qui m’intéresse : observer les jeux de pouvoir qui ont lieu quand une femme chante une chanson écrite par un homme ou vice versa. Pendant longtemps, des hommes ont mis dans la bouche des femmes ce qu’ils avaient envie de leur faire dire. C’est comme ça qu’on a eu des figures de Lolita comme France Gall qui chante Les sucettes de Serge Gainsbourg. Objectivement, c’est une chanson très réussie et le double sens fonctionne à merveille. Mais c’est un exemple typique d’une industrie musicale patriarcale qui fait chanter une chanson perverse à une jeune femme innocente afin de surfer sur un univers pédocriminel. Heureusement, au fur et à mesure, les femmes sont nombreuses à s’imposer comme autrices, compositrices et interprètes, ça change la donne.

Dans le livre, vous soulignez le lien qui unit la musique et le combat pour l’égalité. En quoi la musique peut-elle être un outil pour le féminisme ?

Ce livre n’est pas à propos de femmes qui font de la musique, mais plutôt une histoire de ce qu’on peut appeler le féminisme musical, un féminisme qui s’exprime en musique. Si je commence cette histoire dès l’Antiquité, je mentionne bien sûr Hildegarde de Bingen, la pop-star du XIIe siècle, c’est surtout La Marseillaise des cotillons écrite par Louise de Chaumont en 1848 qui marque un tournant. C’est le premier hymne féministe revendiqué.

Selon moi, de tous les arts, de tous les moyens d’expression, la musique est le plus puissant. C’est le plus accessible et c’est l’outil de prédilection pour faire passer des messages politiques. En une seule chanson, des artistes comme Taylor Swift, Beyoncé, Angèle ou Miley Cyrus sont parvenues à convertir à la cause féministe de nombreuses jeunes personnes. Grandir avec Flowers de Miley Cyrus ce n’est pas la même chose que All by Myself ou Without you qui m’ont fait croire qu’être célibataire était la pire chose au monde qui pouvait m’arriver. C’est la puissance d’une chanson qui devient un hymne et qui sème des graines très vertueuses dans nos imaginaires.

Comment définiriez-vous une musique féministe ?

Ma définition du féminisme est simple : c’est la lutte pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes dans tous les domaines de la société. Une fois qu’on a établi ça, est féministe une chanson qui porte un message antisexiste et qui peut même être à l’intersection de plusieurs discriminations, comme Respect d’Aretha Franklin qui, à la première lecture, parle d’une relation homme-femme, mais qui peut être entendue et revendiquée dans le sens de la lutte contre le racisme.

Il y a beaucoup d’artistes qui ne se revendiquent pas féministe ou comme faisant de la chanson engagée, mais qui pourtant le sont. Une chanson comme Douce maison (1979) d’Anne Sylvestre, où elle raconte le cambriolage d’une maison, mais qui se révèle être la métaphore d’un viol. Je n’arrive pas à l’écouter sans avoir la chair de poule. Je pense aussi à Sally’s Pigeon (1993) de Cyndi Lauper, qui raconte l’histoire vraie d’une amie qu’elle a perdue suite à un avortement clandestin, mais elle n’utilise jamais le mot avortement dans la chanson. C’est symbolique, plein de métaphores, et elle n’en est que plus puissante !

Le livre s’ouvre sur une préface de Flore Benguigui. Quel regard portez-vous sur sa musique et son parcours ?

À l’époque de Toutes pour la musique, je n’avais pas réussi à l’avoir en entretien parce qu’elle était en tournée mondiale. Or, c’est l’une des artistes que je tenais le plus à interviewer. D’abord parce que je l’admire en tant qu’artiste, mais aussi parce qu’elle dénonce le sexisme dans cette industrie depuis longtemps. Elle a tout de suite soutenu mon travail et elle a accepté de préfacer ce nouveau livre. C’était juste avant de quitter son groupe L’Impératrice. J’ai été impressionnée par le courage et la force qu’il lui a fallu pour prendre cette décision. Ça n’a que renforcé sa légitimité à s’exprimer sur ces sujets.

Selon moi, elle incarne une certaine sororité, une valeur si précieuse à mes yeux et qui reste encore rare dans le milieu culturel, puisqu’on nous apprend à nous tirer dans les pattes entre femmes sous prétexte qu’il n’y aura pas de la place pour toutes. Or, elle comprend que mettre des femmes dans la lumière, ça ne la met pas dans l’ombre.

Entre avant et après cette enquête musicale, votre playlist a-t-elle évolué ?

En musique, comme au musée ou au cinéma, je fais l’effort conscient de découvrir de nouvelles artistes parce qu’elles sont encore nombreuses à manquer de visibilité. Et, heureusement, il y a davantage d’artistes féminines qui sont mises sur le devant de la scène. L’évolution de ma playlist se fait donc assez naturellement. Mais Lauryn Hill reste l’artiste qui me fait le plus vibrer. Dans un genre très différent, l’univers de Billie Eilish m’émeut particulièrement. Mais, si on en croit mon rapport annuel de l’année 2024, celle que j’ai le plus écoutée c’est Aya Nakamura ! C’était déjà le cas en 2023, sa musique me met systématiquement dans une bonne vibe.

When it Hurts so bad, de Lauryn Hill.

Chanteuses, compositrices, cheffes d’orchestre… Cette histoire de la musique serait incomplète sans les auditrices. En affirmant “Ni muses, ni groupies”, est-ce une manière d’en finir avec ces deux catégories qui refusent aux femmes la position de créatrices ?

Ni muses ni groupies est un titre beaucoup plus engagé et revendicatif. Dans le livre, j’affirme beaucoup plus quelque chose que dans Toutes pour la musique et c’est aussi une façon de pulvériser ces deux cases qui sont très enfermantes. Toutefois, j’ai observé qu’il y avait une revalorisation de la figure de la groupie, comme Pamela Des Barres, grande passionnée des groupes rock dans les années 1960 et 1970, qui revendique cette étiquette. Mais il est nécessaire de souligner que muse et groupie n’ont pas d’équivalent au masculin. Dans notre langue, c’est toujours l’indicateur d’une forme de sexisme. Ce qui est important, c’est que les femmes aient la liberté de devenir ce qu’elles veulent, que ce soit muses, groupies et musiciennes !

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