Critique

Nord Sentinelle de Jérôme Ferrari : prophète en son pays

17 août 2024
Par Léonard Desbrières
Jérôme Ferrari fait paraître “Nord Sentinelle – Contes de l'indigène et du voyageur”, le 21 août 2024.
Jérôme Ferrari fait paraître “Nord Sentinelle – Contes de l'indigène et du voyageur”, le 21 août 2024. ©Marianne Tessier

[Rentrée littéraire 2024] 12 ans après son prix Goncourt pour Le Sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari fait son grand retour, le 21 août, avec Nord Sentinelle.

La vieille dialectique de la récompense et du fardeau. S’il représente la consécration ultime pour tout écrivain francophone aspirant à la gloire, le prix Goncourt s’apparente aussi souvent pour ceux qu’on couronne à une drôle de malédiction, une marque apposée au fer rouge sur la peau fragile de l’écrivain, une attente et une obligation de résultat susceptibles de paralyser toute création.

Bien sûr, certaines plumes aux larges épaules et au cuir tanné l’ont utilisé comme un tremplin pour précipiter une carrière majuscule dans les belles-lettres françaises : Patrick Modiano, Jean-Christophe Rufin, Pierre Lemaître, ou plus récemment Leïla Slimani. Mais, pour d’autres, le chemin fut plus cabossé, plus sinueux, serpentant entre les doutes et les vertiges comme une de ces routes escarpées qui sillonnent la Corse.

Jérôme Ferrari reçoit le Prix Goncourt en 2012.

Ces routes de l’île de beauté, Jérôme Ferrari les connaît par cœur pour les avoir arpentées une partie de sa vie. Lui aussi a connu les lendemains qui déchantent après les ors de la République des lettres. Sacré du plus prestigieux des prix d’automne en 2012 pour Le Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud), il semblait depuis se chercher, chercher « le livre d’après » capable de transformer l’essai. Un poste de professeur de philosophie à Abu Dabi, un roman un peu trop touffu et didactique consacré au physicien Werner Heisenberg, inventeur de la mécanique quantique, et un recueil de chroniques rédigées pour le journal La Croix plus tard, il signe son grand retour en rentrée littéraire.

La possibilité d’une île

Comme un symbole, Nord Sentinelle débute exactement comme se termine Le Sermon sur la chute de Rome. Par une rixe sanglante au sortir d’un bar Corse, ultime lieu de vie et de sociabilité devenu le catalyseur de toute la violence qui sommeille dans cette île de beauté rongée par une sourde colère. Pour une ridicule histoire de bouteille de vin, introduite illicitement dans son restaurant, Alexandre Romani, l’enfant du pays, poignarde Alban Genevey, un étudiant en médecine parisien venu, comme chaque année, passer quelques jours de vacances sur l’île.

Les deux hommes se connaissaient depuis l’enfance et tout dans leur trajectoire semble les avoir conduits à ce drame. Jérôme Ferrari dissèque les mécanismes de la violence à l’œuvre dans ce règlement de comptes et remonte le fil de l’existence de ces deux hommes qui incarnent les deux facettes de la réalité corse. Une île tiraillée entre ceux qui accueillent, des communautés repliées sur elles-mêmes, mais qui vivent grâce aux fonds des étrangers, et ceux qui envahissent, des colons modernes qui, une fois par an, font irruption dans une réalité complexe, sans vergogne, dans l’attente d’un plaisir simple et immédiat.

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Avec une poésie retrouvée et un ton presque farcesque qui oscille sans cesse entre l’humour noir et le tragique grinçant, Jérôme Ferrari n’épargne rien ni personne. Surtout pas ses compatriotes, pris au piège de leurs contradictions et de ce foutu code d’honneur. Et si le péché originel était l’ouverture de l’île aux touristes ? Et si la Corse avait signé un pacte avec le Diable ? Loin d’être un titre anecdotique, Nord Sentinelle fait référence à cette île de l’archipel indien d’Andaman qui refuse tout contact avec le monde extérieur et où les autochtones s’attaquent à quiconque pose le pied sur le rivage.

En bon philosophe, Jérôme Ferrari se rêve en fabuliste et prend de la hauteur. Ce Conte de l’indigène et du voyageur (le sous-titre du livre) a d’ailleurs parfois des airs de Candide vitriolé. Au-delà des affres de l’insularité et des ravages du tourisme de masse, c’est la question même de l’altérité qu’il explore, ce que la rencontre avec l’autre et surtout avec l’étranger tout juste débarqué peut engendrer comme violence, qu’elle soit physique ou morale. De retour au sommet de son art, Jérôme Ferrari donne à lire un roman puissant qui bouscule et donne matière à réfléchir. Le Cahier d’un retour au pays natal.

Nord Sentinelle, de Jérôme Ferrari, publié aux éditions Actes Sud, le 21 août en librairie.

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