Gen V, spin-off du show qui s’est attaqué frontalement au mythe du super-héros américain, sort ce 29 septembre sur Prime Video. Une bonne occasion de se replonger dans les BD à l’origine de la franchise imaginée par l’esprit torturé de Garth Ennis.
Preacher, The Darkness, The Authority… Si vous cherchez un scénariste de comics capable de livrer des récits d’une violence extrême sur fond de satire politique au vitriol, l’Américain d’origine britannique Garth Ennis est votre homme. Depuis près de 35 ans, cet enfant terrible de la littérature graphique a livré des histoires ayant pour point commun une brutalité extrême, un propos plutôt pessimiste sur l’humanité, et un certain recul sur ce qui constitue l’industrie des récits héroïques façon Marvel et DC, avec ce qu’elle comporte de cynisme et de mercantilisme facile.
De 2006 à 2012, Ennis a publié son œuvre la plus frontale en la matière : The Boys, une version de l’Amérique où des super-héros font la loi, avec l’aval d’une multinationale exploitant leurs droits. La série, diffusée depuis 2019, a recueilli un certain consensus, mais le fait de se replonger dans le comics d’origine en 2023 est sacrément décoiffant.
Un comics plus extrême que la série ?
Vous pensiez que le show de Prime Video était frontal dans sa représentation de la violence ? Vous n’avez encore rien vu. The Boys raconte avant tout le récit des aventures d’une agence de la CIA chargée de surveiller les super-héros, et il s’agit probablement de l’un des comics contemporains où l’esthétique de la brutalité est la plus poussée. Comme le dit l’un des tomes français : on ne prend plus de gants.
La principale différence entre les deux formats se détecte dès le début. Dans la version télévisée, les agents secrets qui constituent l’équipe de Butcher sont dénués de pouvoirs et doivent rivaliser d’astuce, de bluff et de chantage pour arriver à maintenir leurs adversaires sous contrôle, alors que dans la bande dessinée, ils sont eux-mêmes régulièrement soumis aux injections d’un sérum leur confiant des pouvoirs de manière temporaire.
Une allusion très directe à la potion magique d’Astérix et Obélix, dont Ennis était un grand lecteur dans sa jeunesse. Pas étonnant de retrouver un personnage secondaire nommé Uderzo dans l’un des chapitres de sa BD.
Les comics sont d’ailleurs axés sur des combats très brutaux et le casting se réduit continuellement, au gré des morts soudaines de personnages cruciaux. Idem pour les violences sexuelles, largement plus crues et choquantes que dans la série. Ceci étant dit, The Boys ne peut être simplement réduit à ces caractéristiques. En effet, l’œuvre est tout sauf un déluge gratuit de sang.
Une charge politique contre George Bush et Margaret Thatcher
C’est l’autre donnée qui choque quand on se replonge dans cette œuvre commencée il y a près de 20 ans : The Boys est avant tout une déconstruction du mythe de l’Amérique invincible et bienveillante après le 11 septembre 2001.
On y trouve une critique extrêmement acerbe de la manière dont les sociétés multinationales ont capitalisé durant les années 2000 sur le terrorisme et des événements sécuritaires pour restreindre les libertés publiques tout en générant de juteux contrats, avec la complicité des autorités.
Plus étonnant, la série plonge également ses racines plus loin dans le passé, en faisant de Butcher un personnage torturé par son passage dans l’armée britannique pendant la tragique guerre des Malouines, et dresse ainsi un portrait loin d’être centré sur la seule situation intérieure américaine en pleine guerre d’Irak. Elle se permet ainsi de faire un état des lieux du Royaume-Uni à la fin du règne de Margaret Thatcher.
L’œuvre fait aussi un long détour par la Russie, confrontée à ses propres problèmes de super-héros après l’écroulement de la société à la fin de la guerre froide. Bref, un portrait assez complet (et très effrayant) de ce que serait le monde s’il était placé sous la menace de puissantes sociétés employant des surhommes aux pouvoirs potentiellement apocalyptiques.
D’une manière générale, il est évident que The Boys appartient à une autre génération que son adaptation récente : un monde pré-réseaux sociaux, où le pouvoir de la presse traditionnelle et de la télévision était encore omniprésent et où la vision du marketing ressemblait encore à celle du XXᵉ siècle.
Pas étonnant que son adaptation (qui a mis près de dix ans à être montée, d’abord sous forme d’un projet de film puis d’une série télévisée) évoque frontalement des thématiques qui nous semblent plus proches, comme les insurrections de mouvements radicaux d’extrême droite.
Une BD magnifique, mais parfois vieillotte aux entournures
La version originale contient certains de mes chapitres préférés des comics de ces 20 dernières années. Garth Ennis a un sens de l’humour (noir) absolument exemplaire, et certains arcs narratifs sont des chefs-d’œuvre de situations à la fois gores et burlesques.
Les tomes consacrés aux révélations du passé de certains personnages sont encore un plaisir à découvrir plus d’une décennie plus tard. Mention spéciale pour les chapitres concluant l’aventure, particulièrement sombres, mais dont la mise en scène et la puissance d’évocation sont poignantes.
Il faut néanmoins souligner à quel point certains aspects ont en revanche un peu vieilli. Des intrigues traînent en longueur ou peinent à livrer une conclusion satisfaisante, des allusions directes à l’actualité politique américaine du début des années 2000 ont un peu perdu de leur portée 20 ans plus tard, et le côté extrêmement provocant dans l’étalage de violence graphique (particulièrement celle sexiste et sexuelle) ne suscite justement plus grand-chose, si ce n’est un certain sentiment de lassitude. Ennis cherchait à choquer en multipliant les excès et en montrant l’atrocité de l’ensemble de son casting, mais la charge subversive de cette outrance continue s’est clairement un peu perdue avec le temps.
Il me semble à cet égard qu’il est aujourd’hui beaucoup, beaucoup plus facile de rentrer dans cet univers foisonnant en commençant par l’adaptation télévisée afin de se familiariser avec les concepts qu’il développe de manière similaire : le pouvoir des multinationales, les dangers de laisser des célébrités surpuissantes acquérir un énorme pouvoir médiatique ou encore le cynisme de la politique internationale.
Si le ton et le discours vous plaisent, il y a fort à parier que le fait de vous replonger dans la version BD sera un excellent complément – de quelques milliers de pages tout de même, alors prévoyez une étagère solide pour accueillir l’intégrale.