Roman graphique documentaire, Bourdieu, une enquête algérienne évoque les origines intellectuelles du sociologue. À l’occasion de sa parution, le 24 août dernier, L’Éclaireur a rencontré son auteur, Pascal Génot. Entretien.
À l’issue d’une enquête-fleuve, le scénariste et auteur Pascal Génot livre, avec le dessinateur Olivier Thomas, Bourdieu, une enquête algérienne (Steinkis) : un roman graphique documentaire inscrit dans l’espace et le temps – depuis la guerre d’Algérie et les premiers écrits du sociologue, jusqu’à nos jours –, comme pour mesurer la portée essentielle des travaux de Bourdieu.
Pierre Bourdieu est un nom régulièrement cité dans l’espace médiatique, mais pouvez-vous nous en dire plus sur cette figure ?
Pierre Bourdieu est l’un des sociologues les plus influents de la deuxième moitié du XXe siècle, un scientifique et une personnalité publique. Il est connu pour ses travaux sur la reproduction des inégalités sociales et pour son engagement public contre le néolibéralisme à la fin des années 1990.
Pourquoi cet intérêt particulier pour les premiers pas du sociologue ?
Pierre Bourdieu a 25 ans quand il arrive en Algérie pour y faire son service militaire. D’abord simple soldat, il devient rédacteur au Service de l’information des armées – soit le département Propagande –, dans une guerre où la place de l’opinion est fondamentale.
Quand on parle de Bourdieu sociologue, soit on évite de mentionner son passé militaire, soit on fait comme s’il était anecdotique. Cette période complexe a pourtant eu un impact essentiel sur la suite de son travail, notamment sur le fait qu’il abandonne la philosophie, sa formation initiale, et émerge en tant que sociologue. Et puis, raconter ce moment ouvre également une porte pour évoquer la guerre d’Algérie – qui ne pouvait être considérée au sein du récit comme un simple contexte.
Vous avez choisi la forme du roman graphique documentaire. Quelle était ici votre intention ?
La bande dessinée documentaire est un format vers lequel je souhaitais aller. Avec Le Printemps des quais (Soleil, 2014), également dessiné par Olivier Thomas et que j’ai coécrit avec Bruno Pradelle, il y avait déjà cette importance donnée au réel. Le sujet s’y prêtait : la biographie de Paul Carpita, un résistant qui utilise sa caméra au service de ses idées et contre les oppressions. Mais on restait dans le cadre de la fiction inspirée du réel. Entre-temps, j’ai découvert le travail de Joe Sacco, Gaza 1956, en marge de l’histoire (Futuropolis, 2010), et j’ai eu envie d’aller davantage vers le documentaire.
Vous réalisez un premier voyage en Algérie en 2011. Aviez-vous déjà en tête cette enquête et l’approche que vous souhaitiez en donner ?
Ce premier voyage, je l’ai fait avec ma casquette d’universitaire. J’avais effectivement Bourdieu en tête, je connaissais son lien avec l’Algérie et j’ai commencé à me documenter. Plus tard, je suis retourné en Algérie et à chacun de mes voyages, mon angle s’affinait. Rapidement, il nous est apparu avec Olivier que nous allions mener un double récit : le contexte algérien nous amènerait sur les traces du sociologue débutant et évoquer le jeune Bourdieu nous permettrait de parler de l’Algérie des années 1960 et de la guerre.
Mais une autre réalité s’est imposée à moi à mesure que je faisais des rencontres, que je découvrais le pays : au-delà de la recherche d’informations, l’enquête est un vécu qui s’intégrerait au récit et nous permettrait de parler de l’Algérie contemporaine.
Vous avez recueilli de nombreux témoignages d’universitaires…
L’idée de ce projet a été très bien accueillie par les différentes personnes que j’ai sollicitées. Mais si j’ai pu entrer en contact avec les réseaux universitaires, c’est grâce à des personnes sur le terrain, comme mon informateur Saadi Chikhi, sans qui je n’aurais pas pu mener cette enquête à bien. L’Algérie est un pays où il est difficile de circuler quand on est français. J’ai réalisé le gros de l’enquête début 2015. Quelques mois auparavant [le 24 septembre 2014, ndlr], le guide de haute montagne Hervé Gourdel était assassiné en Kabylie par des terroristes en lien avec Daesh.
Quelles précautions avez-vous prises ?
J’ai fait en sorte de passer inaperçu. Par exemple, en voiture, côté passager, je me taisais quand on était arrêté à un barrage. On peut tout à fait me prendre pour un Algérien tant que je ne parle pas. Et puis, bien sûr, je ne communiquais pas sur les réseaux sociaux.
Les premières enquêtes de terrain du jeune Bourdieu font suite à son service militaire…
Durant son service, le jeune Bourdieu assure en tant que rédacteur un travail de propagande. Il sort de cette période avec beaucoup de colère et de culpabilité. Il pourrait rentrer à Paris, poursuivre un troisième cycle universitaire en philosophie. Au lieu de quoi il choisit de rester en Algérie et débute des observations de terrain. Il s’engage ainsi scientifiquement sur une voie qui l’amène à la critique du système colonial.
Quel impact a eu votre propre lecture de Bourdieu sur votre enquête ?
La question du point de vue et des outils tient une place importante dans la sociologie critique. Je me suis ainsi beaucoup interrogé sur l’impact de ma personne en tant qu’enquêteur, en tant que locuteur. Je suis un homme blanc, français, j’ai mes propres biais de perception et d’interprétation. La sociologie de Bourdieu m’a permis de maintenir une vigilance, de garder en tête que mon regard n’est jamais neutre.
Bourdieu vous a-t-il également influencé sur la mise en images ?
Bourdieu a réalisé beaucoup de photographies sous la forme de prises de notes du réel. Ses photos ont été redécouvertes au début des années 2000. Elles m’ont marqué. Au point que j’ai acquis un appareil à viseur à hauteur de poitrine, moyen format, dans le même genre que celui avec lequel il travaillait.
L’idée de faire des images est présente tout au long de Bourdieu, une enquête algérienne, dans la continuation de cette guerre d’Algérie qui s’est beaucoup jouée sur le plan de la communication vers le grand public.
On reparle de Pierre Bourdieu depuis une quinzaine d’années. Pourquoi ?
Bourdieu est une personnalité clivante. Pas tant à cause de ses travaux, mais plutôt pour l’image qu’il s’est construite dans les années 1990 en s’engageant contre le néolibéralisme et le démantèlement des institutions de l’État-providence. Nous sommes actuellement dans une période où il faut cliver pour communiquer. Alors on le mobilise à nouveau – souvent pour le critiquer. C’est d’autant plus dommage que ce rôle provocateur reste en surface : on ne mobilise pas sa pensée qui pourrait pourtant nous aider à réfléchir à l’époque.
Bourdieu, une enquête algérienne, de Pascal Génot et Olivier Thomas, Steinkis, 2023.