Chaque mois, un·e journaliste de L’Éclaireur se lance dans une session de rattrapage et s’attaque à un film, une série ou un livre culte. J’ai décidé de me lancer dans la lecture de Bonjour tristesse, pour savoir si sa réputation de chef-d’œuvre au parfum de scandale était méritée.
En littérature, plus encore peut-être que dans le domaine du cinéma ou des séries, il est des œuvres qui ont acquis le statut de « culte » et dans lesquelles on ne trouve jamais le temps de se plonger. Normal, dans un sens : impossible de combler ses lacunes en rattrapant les grands livres d’hier, tout en absorbant la production contemporaine – les grands livres de demain – quand on sait que chaque année paraissent près de 70 000 nouveautés.
Bonjour tristesse de Françoise Sagan, me fait l’effet d’un roman entouré d’une forme de mystère. D’abord parce que, malgré des études de lettres, je suis incapable de citer un autre ouvrage de Sagan. L’autrice, née Françoise Quoirez en 1935, en a pourtant publié une vingtaine, assortis de nouvelles, de pièces de théâtre, de scénarios de film ou de recueils de correspondance. Ensuite, parce qu’il est impossible de détacher le phénomène Bonjour tristesse, immense succès critique et public à sa sortie en 1954, de l’âge de la romancière, 18 ans. Envoyant illico l’intéressée dans le cercle fermé des petits génies précoces des lettres françaises, avec Arthur Rimbaud, Raymond Radiguet ou plus récemment Lolita Pille.
Lorsque je tombe en librairie sur ce petit volume édité chez Pocket, avec en couverture une belle photo de Sagan en noir et blanc, coupe garçonne et sourire discret, je me laisse séduire. La quatrième de couverture, qui évoque une « villa magnifique », un « été brûlant », et « la Méditerranée toute proche », n’y est pas pour rien : il me semble que ce court roman sera un parfait compagnon de vacances.
Les quelques lignes au dos du livre mentionnent aussi « la voix sèche et rapide d’un “charmant petit monstre” qui allait faire scandale », formule de François Mauriac restée célèbre au sujet du mythe Sagan, qui s’est vue décerner en 1954 le prix des Critiques. En dehors de ce résumé et du contexte de parution, je ne connais pas l’histoire de Bonjour tristesse. J’attaque donc ma lecture avec curiosité, ravie d’appartenir bientôt au cercle de ceux qui ont « lu Sagan ».
Le duo père-fille menacé
Sur le temps ramassé d’un été, Françoise Sagan plonge son lecteur dans le quotidien de Cécile, 17 ans, et de son père Raymond, la quarantaine séduisante, en vacances dans une villa à quelques pas de la mer. Père et fille ont noué une complicité hors normes depuis que l’adolescente est sortie de pension deux ans auparavant. La mort de la mère, qui les a laissés veuf et orpheline 15 ans plus tôt, et la douleur du deuil sont par ailleurs absentes de l’ouvrage.
Pour ces deux mondains qui ne semblent vivre que pour leur bon plaisir, seules comptent la fête, les amourettes qui se défont aussi vite qu’elles ont vu le jour, la légèreté de la vie. Raymond séduit les femmes à tour de bras et se lasse. Cécile, habituée à cette inconstance, est son acolyte. Cet été-là, Elsa, charmante bécasse rousse de 29 ans « au rire communicatif et complet comme seuls en ont les gens un peu bêtes », est d’ailleurs l’amante du moment. Et elle ne vient en rien troubler les habitudes du duo, entre baignades, siestes et soirées au clair de lune, dont nous, lecteurs, ne pouvons être qu’envieux.
Ce tableau idyllique n’est pourtant que le cadre de la tragédie qui s’apprête à prendre forme. « J’ai une arrivée à vous annoncer », lance le père. Et tandis qu’Anne, quadra élégante et réfléchie, débarque elle aussi avec ses valises sur les bords de la Méditerranée, Cécile, la narratrice, perçoit très tôt la menace. Cette femme-là est d’une autre trempe que les jolies filles de passage. Pourrait-elle signer la fin de leur tranquillité ?
Une marionnettiste et ses pantins
D’une plume incroyablement mature pour une autrice à peine majeure et pour un tout premier roman, Françoise Sagan décrit les ambivalences de l’adolescente, à la fois subjuguée par Anne, par sa mesure, son esprit, et déterminée à tout faire pour ne pas la laisser remodeler leurs vies. « Elle avait voulu mon père, elle l’avait, elle allait peu à peu faire de nous le mari et la fille d’Anne Larsen. C’est-à-dire des êtres policés, bien élevés et heureux. Je sentais bien avec quelle facilité nous, instables, céderions à cet attrait des cadres, décrit la narratrice. À mon tour j’allais être influencée, remaniée, orientée par Anne. Je n’en souffrirais même pas. »
Alors, quand Anne décide de remettre Cécile au travail en amont de la rentrée scolaire, et de l’empêcher de se mettre dans l’embarras en fricotant avec Cyril, son amour d’été, le piège se referme. Comme un marionnettiste manipulant ses pantins, la jeune fille au corps sec, anguleux, met sur pied une stratégie cruelle destinée à renvoyer son père dans les bras d’Elsa, en inventant à cette dernière une romance avec Cyril. « Qu’il était facile pour moi de diriger ses pensées. J’étais un peu effrayée de le connaître si bien », observe l’adolescente. Le plan se montrera diaboliquement efficace, mais aussi destructeur.
Scandaleux, vraiment ?
Dès lors, la deuxième partie du livre se dévore comme un thriller et prend l’aspect d’un compte à rebours avant le drame. Mais la dimension scandaleuse de Bonjour tristesse, adapté dès 1958 au cinéma par Otto Preminger avec Jean Seberg, ne saute pas aux yeux du lecteur de 2023. Même les pages où Cécile raconte sa première fois avec Cyril me semblent assez chastes.
Sagan y suggère simplement « la ronde de l’amour : la peur qui donne la main au désir, la tendresse et la rage, et cette souffrance brutale que suivait, triomphant, le plaisir ». Mais il faut repenser au contexte de l’époque, et à la bienséance qui enserre encore les manières des ouvriers comme des bourgeois. Faire l’amour avant le mariage ? Enchaîner les conquêtes pour le plaisir, et non parce qu’on aime ou pour construire un foyer ? Impensable dans la France de 1954.
Là où Sagan épate, c’est par la modernité de son propos sur la condition féminine, qu’elle glisse dans la bouche de sa jeune héroïne. Certes égocentrée, mais pleine d’esprit et amoureuse de sa liberté, Cécile s’insurge contre la glorification de la figure de la mère de famille, jugée respectable parce qu’ayant eu une vie conforme aux valeurs de l’époque : « Elle a eu la vie qu’ont des milliers de femmes et elle en est fière, vous comprenez. Elle était dans la situation d’une jeune bourgeoise épouse et mère et elle n’a rien fait pour en sortir. »
Près de 70 ans après les débuts fracassants en littérature d’une jeune femme qui aimait la vitesse et les voitures de sport, son opus le plus célèbre reste chargé d’un cynisme brillant que l’on remarque peu de nos jours en librairie. De quoi me donner envie de lire d’autres livres de Sagan ? Pourquoi pas. Mais il reste tant de chefs-d’œuvre à découvrir…