Une fresque urbaine tentaculaire, un monument d‘imaginaire, un polar sous stéroïdes et un roman-feuilleton très XIXe : cet été, les éditeurs sortent l’artillerie lourde.
Chaque année, c’est la même histoire. Alors que l’été pointe le bout de son nez, le lecteur avisé se met en quête de la folle saga qui va envoûter ses après-midis ensoleillés. Depuis des mois, dans l’ombre, les éditeurs travaillent d’arrache-pied pour dégainer leur série-événement en espérant en faire l’incontournable de l’été.
L’année dernière, c’est Monsieur Toussaint Louverture qui raflait la mise avec l’inattendue et fascinante saga Blackwater, un roman-feuilleton américain inédit en France de 1 200 pages, décliné en six tomes au format poche et abordables, qui a conquis à ce jour prêt de 400 000 lecteurs. Après Watership Down de Richard Adams, Tous les hommes du roi de Robert Penn Warren ou encore, plus récemment, le carton Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris, l’éditeur toulousain Dominique Bordes réussissait un coup magique et entend bien aujourd’hui rééditer l’exploit avec une nouvelle saga de genre, Swan Song, dont on reparlera sans doute ici. Mais, cette année, entre les débuts prometteurs, les suites irrésistibles et les conclusions grandioses, la concurrence est rude. Qui triomphera dans le cœur des lecteurs ?
Le Bureau des affaires occultes, d’Éric Fouassier
C’est la nouvelle série qui emporte tout sur son passage. Une saga conçue sur le modèle du roman-feuilleton populaire, une forme littéraire qui déchaînait les passions des lecteurs du XIXe siècle, mais qu’on croyait aujourd’hui disparu. Que nenni ! Dans la lignée des Mystères de Paris d’Eugène Sue ou, plus récemment, du Cri du peuple de Jean Vautrin (adapté en une sublime série de bande dessinées par Jacques Tardi), Éric Fouassier a créé un monstre, un phénomène qui, en seulement trois tomes, a déjà rassemblé près d’un million de lecteurs.
La recette ? Un héros grandiose, l’inspecteur Valentin Verne, fin limier de la Brigade de sûreté fraîchement nommé à la tête du Bureau des affaires occultes, une unité spéciale chargée de démêler les crimes impossibles teintés de surnaturels. Un ennemi insaisissable, Le Vicaire, sorte de Professeur Moriarty, un génie du mal qui se cache derrière toutes les affaires. Et une reconstitution historique époustouflante qui donne vie à un Paris tentaculaire, recrée une époque consacrant la science mais éprise de mysticisme et d’ésotérisme, et reconstitue un argot flamboyant.
Dans ce troisième tome, notre inspecteur est confronté à une bien sordide affaire. En pleine épidémie de choléra, une série de crimes atroces terrorise le quartier pauvre de Saint-Merri. Poignardées à mort, les victimes sont méticuleusement amputées d’un organe. Tueur en série fou à lier ou rite satanique prémédité ? Il faudra s’enfoncer loin dans l’obscurité pour faire triompher la vérité.
Brazilian Psycho, de Joe Thomas
Amateurs de vacances apaisantes, de havres de paix reculés, loin du brouhaha et de la fureur du monde, ce livre n’est pas fait pour vous. À la manière de David Peace et de son Cycle de Tokyo et surtout du « Demon Dog » James Ellroy et de son Quatuor de Los Angeles, le romancier britannique Joe Thomas donne à lire une fresque urbaine tentaculaire et offre une plongée vertigineuse dans les artères de Sao Paulo, capitale économique du Brésil qui, avec ses 12 millions d’habitants, est désormais la mégalopole la plus peuplée d’Amérique du Sud. Fasciné par cette ville qui l’a recueilli il y a plusieurs années déjà, l’auteur en fait la matière première d’une œuvre romanesque étouffante. Avec ce premier livre traduit en France, Joe Thomas inaugure une saga sombre et explosive. Un début, ou plutôt une fin, car son éditeur français fait le choix de traduire en premier le dernier tome de cette immersion brésilienne, une stratégie étonnante qui, espérons le, ne gâchera pas l’expérience de lecture.
Avec une plume virtuose, l’auteur confronte deux époques et deux affaires policières aux multiples zones d’ombres. D’une part, un meurtre homophobe sous la présidence nauséabonde de Bolsonaro, de l’autre un crime qu’on tente d’étouffer dans le Brésil corrompu de Lula. Un duo de flics forts en gueule, des agents de la CIA en mission, des politiques véreux, des caïds de la mafia : avec tous les ingrédients qui font le sel des meilleurs romans noirs, Joe Thomas raconte la décrépitude politique d’un pays flamboyant, mais à la merci des pourris. On a hâte de découvrir la suite. Ou plutôt le début. On ne sait plus.
Capitale du Sud, de Guillaume Chamanadjian
Au royaume de l’autofiction et du drame social, une communauté d’irréductible Gaulois se bat pour faire vivre encore et toujours les si précieuses littératures de l’imaginaire, celles qui éprouvent encore le besoin de créer un faux monde de papier pour mieux parler de celui qui héberge notre réalité. Grâce au travail éblouissant de certaines jeunes maisons, au premier rang desquelles Les Forges de Vulcain, une nouvelle génération d’autrices et d’auteurs s’est donnée pour mission d’incarner un genre à la française, une manière littéraire de concevoir le réalisme magique, la SF, la fantasy ou le fantastique.
Parmi eux, Guillaume Chamanadjan est sans doute l’un des espoirs les plus brillants. Avec Claire Duvivier, une autre romancière dont on n’a pas fini d’entendre parler, ils sont au cœur d’un des projets éditoriaux les plus ambitieux de ces dernières années, deux trilogies conçues en miroir, à deux extrémités d’un royaume féérique, mais inquiétant.
Dans Capitale du Sud, Guillaume Chamanadjan raconte, au cœur de Gemina, cité portuaire luxuriante, la folle destinée de Nox, un commis d’épicerie devenue négociateur de la Couane, une des familles les plus puissante de la Cité. Alors que les rivalités entre maisons s’intensifient, que les guerre de territoire et de successions font rage, un mal bien plus dangereux se répand en secret, une menace que seul Nox semble capable de percevoir et donc d’affronter.
Conclusion grandiose d’une trilogie délicieusement régressive, Les Contes suspendus offre des adieux dignes de ce nom à des personnages incroyablement attachants. Guillaume Chamanadjan conclue son arc narratif, mais semble laisser volontairement certaines questions en suspens. Nul doute que le troisième tome de Capitale du Nord, à paraître très bientôt, nous apportera des éléments de réponse. La Tour de Garde figure déjà en tout cas comme une œuvre essentielle, une pierre importante dans l’histoire de la fantasy française.
La Cité des rêves, de Don Winslow
Dans la famille des anciens flics auteurs de polars, il y a un roi : Don Winslow. Depuis près de 30 ans, l’ancien détective privé new-yorkais multiplie les thrillers coup de poing qui font frissonner de peur et de plaisir les lecteurs du monde entier. Savages, adapté par Oliver Stone en 2012, la trilogie La Griffe du chien ou le one shot Corruption sont autant d’œuvres explosives qui mêlent avec maestria action, sexe et tension.
Mais le triptyque La Cité, entamé l’année dernière et qui se poursuit aujourd’hui, est sans aucun doute son projet le plus ambitieux, le plus fou de sa vie d’écrivain. Une fresque mafieuse inspirée de l’Éneide, un grand tableau américain sur les traces de Virgile et d’Homère, voilà qui prête à sourire. Et pourtant, Don Winslow réussit un tour de force
Dans La Cité en flammes, Danny Ryan, un docker de Providence, était confronté à un déchaînement de violence sans précédent. Au cœur d’une guerre entre mafia irlandaise et italienne, il était un héros glorieux, se débattant dans une ville qui s’embrase comme Troie incendié par les Grecs. Dans La Cité des rêves, Danny Ryan est un homme en fuite, un soldat qui a perdu la guerre et qui est poursuivi à la fois par la mafia et la police. Avec sa famille et les derniers survivants du clan irlandais, il s’est réfugié à Los Angeles dans l’espoir d’une nouvelle vie. C’était sans compter le FBI qui, comme toujours, a une proposition inespérée à lui faire.
Des déserts californiens aux plages de la côte Ouest en passant par les studios d’Hollywood, Don Winslow fait le récit d’une impossible rédemption et passe son pays à la paille de fer. Le dernier tome, La Cité en ruines, paraîtra l’année prochaine et nous emmènera du côté de Las Vegas. Il fallait au moins la ville du vice pour conclure cette trilogie décapante qui dit tout du désenchantement américain.