Au milieu des mastodontes du polar, les Olivier Norek, Franck Thilliez ou Bernard Minier, une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices joue des coudes pour se faire un nom et modifie le paysage du roman noir français. Alors que vient de se tenir la nouvelle édition de Quais du polar, état des lieux d’un milieu en pleine mutation.
Alors que le festival international Quais du polar, la grand-messe du roman policier, a eu lieu du 31 mars au 2 avril 2023 à Lyon, un rapide tour d’horizon de la programmation suffit à mesurer la vitalité de ce genre littéraire à part dans l’Hexagone. En France comme aux États-Unis ou en Scandinavie, le roman noir est affaire de tradition et l’ombre de certaines figures tutélaires comme Simenon ou Manchette plane encore sur la production. Mais parmi les centaines d’invités du festival lyonnais (dont la Fnac est partenaire), on n’a pu s’empêcher de noter l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivain·e·s, une nouvelle garde engagée, décomplexée et bien déterminée à bousculer certains codes du roman policier. Ils et elles ont la trentaine ou la quarantaine et font souffler un vent d’air frais sur le polar français.
Les femmes prennent le pouvoir
C’est une tendance de fond qui balaie le roman noir français depuis quelques années déjà, mais qui ne cesse de s’accentuer ces derniers mois. Considéré comme le genre littéraire masculin par excellence, parce que viril, parce que sanglant et violent, parce que trop effrayant pour la fragile sensibilité féminine, le polar a longtemps été le pré carré des hommes. On peut dire qu’on en a enfin fini avec cette supercherie. Grâce aux œuvres de glorieuses pionnières comme Fred Vargas ou plus récemment Karine Giebel, grâce aux récentes mutations de la société, grâce aussi à la libération de la parole féminine entraînée par la déferlante #MeToo, des dizaines d’autrices ont sauté le pas et comptent bien mettre à mal les mauvaises habitudes du genre.
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Désormais, les programmations des festivals s’équilibrent. Plus que jamais, la voix des femmes du polar compte. Preuve chiffrée de ce changement de paradigme, cette année à Quais du polar, sur les 90 auteur·rice·s français·e·s invité·e·s, on compte une trentaine de femmes. Un rapport d’un tiers qui aurait été de l’ordre du fantasme quelques années en arrière. Parmi elles, huit romancières sont membres du collectif Les Louves du polar.
Créée en septembre 2022, cette association 100 % féminine a pour but de promouvoir le travail des autrices de romans noirs et de favoriser l’identification du polar féminin francophone, trop souvent en manque de visibilité, malgré la qualité de la production. Cécile Cabanac, autrice du suffocant La Petite Ritournelle de l’horreur (2022, Fleuve noir), la révélation Céline Denjean avec Précipice (2023, Michel Lafon) ou encore l’épatante Max Monnehay et son dyptique Je suis le feu et Somb (2022, Seuil) : elles sont plus d’une trentaine, réunies autour de la même bannière et forment une alliance salutaire.
L’émergence de ces nouvelles voix féminines a eu sur le polar une conséquence évidente : une mutation profonde de la manière d’aborder la féminité et de bâtir les personnages féminins. Fini le polar à papa ambiance flics à gros bras, demoiselle en détresse et odeur de tabac froid. Les autrices donnent la parole aux femmes, elles leur donnent le beau rôle aussi, parfois. À travers le crime et l’enquête qu’elles façonnent, elles questionnent surtout leur place dans la société.
Avec Petite Sale (2023, Le Masque) l’un des polars de ce début d’année, Louise Mey confirme tout le bien qu’on pensait d’elle et incarne cette brillante déferlante féminine. Février 1969. Catherine travaille d’arrache-pied dans l’exploitation agricole de Monsieur, un riche propriétaire terrien qui règne sans partage sur la région. Employée de maison dévouée malgré la haine qu’elle voue à ce patron tyrannique, elle est une « petite sale », une pauvre qui doit se démener pour mériter sa ridicule paie. Alors quand Sylvie, la petite-fille de Monsieur, est enlevée et qu’elle est la dernière personne à l’avoir vu en vie, c’est vers elle que les regards se tourne. Après le best-seller La Deuxième Femme (2021, Pocket), Louise Mey revient avec un nouveau roman éblouissant de maîtrise qui se sert des codes du polar pour confronter les violences de classe et de genre qui gangrènent nos sociétés jusqu’à l’horreur.
Le sacre du true crime
C’est le sous-genre à la mode dans la veine polardeuse, la forme de récit qui conquiert partout le cœur des lecteurs. À mi-chemin entre le journalisme et la littérature, ce roman du réel où l’exigence des faits se mêle à l’exercice de style propose de replonger en caméra embarquée dans certaines des enquêtes les plus mystérieuses pour en comprendre les rouages, mais aussi pour pointer du doigt les errances coupables de nos sociétés. Popularisé en France par Emmanuel Carrère avec L’Adversaire (2000, Gallimard), ou plus récemment par Philippe Jaenada avec La Serpe (2017, Points) et Florence Aubenas avec L’Inconnu de la poste (2018, Points), le true crime connaît aujourd’hui en France un essor sans précédent.
Symbole de ce nouveau couronnement, La Nuit du 12, film magistral de Dominik Moll, adapté librement du récit de Pauline Guéna, 18.3 – Une année à la PJ (2019, Denoël), a été le grand gagnant des César en repartant avec pas moins de six statuettes dont celles du meilleur film et de la meilleure réalisation. Dominik Moll et Pauline Guéna seront d’ailleurs les invité·e·s exceptionnel·le·s de Quais du polar pour parler de ce formidable objet, mais aussi et surtout pour décortiquer les mécaniques du true crime.
Cette nouvelle mode littéraire bouscule également les habitudes de publication. Ainsi, suite au succès sans précédent de ses numéros spéciaux de l’été 2020 consacrés à l’affaire Dupont-de-Ligonnès, le magazine Society a décidé de s’associer à l’éditeur de poche 10/18 pour se lancer dans une nouvelle aventure mêlant récit et investigation. Des parutions inédites au format poche qui nous emmènent de l’autre côté de l’Atlantique : 50 États américains, 50 affaires criminelles, 50 récits, menés par des journalistes de Society et d’ailleurs. Un passionnant et sordide périple à travers les États-Unis.
Le lancement de cette collection pas comme les autres aura lieu ce week-end à Quais du polar en présence des deux premier·ère·s auteur·rice·s, des jeunes plumes prometteuses qui s’essaient avec brio à l’exercice du true crime. Anaïs Revenier s’est plongée à New York dans L’Affaire Alice Crimmins, tandis que William Thorpe a mené l’enquête sur l’une des affaires les plus folles de Californie, L’Affaire du Golden State Killer. La suite en juin, quand Thibault Raisse nous emmènera sur les traces de L’Inconnu de Cleveland.
Avec Sambre (2023, Lattes) la journaliste Alice Géraud est venue cet hiver inscrire brillamment son nom au tableau des maîtres et maîtresses du true crime français. Avec une minutie impressionnante et surtout la rage au cœur, elle a plongé dans les entrailles d’une affaire méconnue mais qui dit tout des affres de la machine judiciaire française. Pendant 30 ans, Dino Scala, « le violeur de la Sambre » a arpenté sur 27 km la même route déserte du Nord de la France à la recherche de proies. 56 jeunes filles, 56 viols aux procédés atroces commis en toute impunité, avant l’arrestation du criminel en 2018.
Alice Géraud a patiemment déterré les procès-verbaux, relu les rapports d’enquête, rencontré des proches de l’affaire pour exposer de manière simple, clinique, sans jugements ni théories sensationnalistes, la faillite généralisée d’un système. Son livre se place du côté des victimes, de ces jeunes femmes brisées qu’on aurait pu, qu’on aurait dû protéger. Si elle rappelle les obstacles technologiques à l’enquête et notamment l’absence de prélèvement ADN, elle tire surtout à boulet rouge sur une procédure qui n’a cessé de bafouer la parole des femmes.
De nouvelles priorités littéraires
La nouvelle garde du polar, ce sont aussi des profils qui détonnent, des auteurs qui abordent le genre avec une autre approche, moins corsetée, plus détendue, décomplexée. Jacky Scwartzmann incarne mieux que quiconque cette forme de légèreté, cette manière d’écrire du polar sans pour autant se prendre trop au sérieux. Depuis ses débuts avec Bad Trip (2009, Hugo et Cie) et surtout avec Mauvais coûts (2016, La Fosse aux Ours), il a pris le parti de marier roman noir et humour noir pour former un cocktail détonnant. Plus que les rouages de l’enquête et la tension inhérente à sa résolution, c’est le portrait corrosif de ses anti-héros et l’absurdité de leur situation qui fait mouche. Son nouveau roman, Shit (2023, Seuil), raconte la descente aux enfers d’un CPE de la banlieue bisontine qui devient presque sans le vouloir un dealer de haut vol. Un Breaking Bad sauce franc-comtoise drôle et haletant.
D’autres au contraire, ont choisi d’encore accentuer la portée sociale du polar, d’aller toujours plus loin dans l’engagement. Reclus loin de la civilisation, dans Les Landes, Marin Ledun façonne des romans noirs naturalistes très ancrés dans le réel qui se lisent comme de magnifiques brûlots sociaux. Qu’il aborde la souffrance au travail dans la machine à broyer les êtres France Télécom avec Les Visages écrasés (2011, Seuil), l’impitoyable industrie du tabac dans Leur âme au diable (2021, Gallimard), ou encore le proxénétisme globalisé dans son dernier roman Free Queens (2023, Gallimard), il dissèque avec une intelligence folle et un sens du suspense redoutable les mécaniques secrètes et cruelles qui plongent chaque jour le monde plus loin dans le chaos.
Aux mains des femmes et enfin libérée des barrières de genre, plus que jamais à l’épreuve du réel, décomplexée mais furieusement engagée, la nouvelle garde du polar s’est forgée une solide identité et dynamite les codes d’un des genres préférés des Français.