Treize ans après son dernier roman, il signe un retour triomphal avec Les Éclats. Mais au fait, Bret Easton Ellis, c’est qui, c’est quoi ?
Comment l’adolescent pourri gâté du Los Angeles des années 1980, le pur produit d’une jeunesse dorée californienne nonchalante et dépravée, est-il devenu l’un des plus grands romanciers américains contemporains ? Comment aborder l’œuvre vénéneuse d’un écrivain jubilatoire, mais complexe et torturé ? Depuis ses débuts, la littérature de « BEE » est habitée par les mêmes fantômes, rongée par les mêmes fêlures et les mêmes obsessions, animée par les mêmes plaisirs d’écriture. Alors que son nouveau roman, Les Éclats, condensé de tout ce qui fait le sel d’une œuvre à part, vient de sortir en France, voici notre manuel de survie en milieu Ellisien.
La voix d’une génération
Il existe une forme de progression dans l’œuvre de Bret Easton Ellis. Pas au sens d’amélioration, mais au sens d’un cheminement personnel et artistique qui nous incite presque instinctivement à plonger dans son œuvre de manière chronologique. Ses deux premiers romans, Moins que zéro (1986) et Les Lois de l’attraction (1988) représentent les premiers soubresauts littéraires d’un prodige qui affute sa plume, qui travaille son souffle en racontant caméra à l’épaule une génération et un monde dont il est l’émanation. Bret Easton Ellis n’a que 21 ans quand il publie Moins que zéro, un chef-d’œuvre qui le propulse au rang de brillant espoir du roman américain.
Étudiant à la fac dans le New Hampshire, Clay, 18 ans, revient pour quelques jours de vacances dans son Los Angeles natal avec un seul objectif : retrouver ses amis et sa petite amie, faire la fête et croquer la vie. Dans les villas des quartiers les plus huppés de La Cité des anges, dans les boîtes les plus selects ou dans les cinémas les plus miteux se dévoilent les splendeurs et misères d’une jeunesse dorée, mais complètement paumée qui a fait des outrances, des vices et de l’ennui un mode de vie. Plongé dans un tourbillon de fureur et d’excès, noyé dans les vapeurs de l’alcool, dans les affres de la dope et dans les volutes d’un sexe débridé, le lecteur est pris de vertige face au vide abyssal de ces existences.
BEE développe une technique narrative qu’il ne cessera plus d’utiliser, un « name-dropping » qui consiste à envahir son récit de noms, d’inconnus et de célébrités, une forêt d’identités qui donne l’impression au lecteur de faire partie d’une communauté. Car si l’auteur raconte une jeunesse privilégiée pour laquelle l’argent n’est jamais une donnée, son écriture brutale, triste et dépravée dit tous des angoisses d’une génération désenchantée, une génération X piégée entre l’innocence du monde d’avant et une terrifiante avancée vers la modernité. Hanté par le personnage de Clay, il le retrouvera d’ailleurs 20 ans plus tard avec la parution en 2010 de Suite(s) impériales(s), un roman magistral qui raconte le pacte faustien passé par ce jeune homme, devenu scénariste, pour gravir les échelons d’Hollywood.
Publié en 1988, Les Lois de l’attraction est peut-être le moins reconnu des romans de Bret Easton Ellis, mais c’est lui qui fait définitivement de l’écrivain le porte-voix d’une génération. Installé à New York, devenu avec ses amis Jay McInerney (Journal d’un oiseau de nuit, 1984) et Donna Tartt (Le Maître des illusions, 1992) la tête d’affiche d’un « Brat Pack littéraire » qui affole les jeunes lecteurs du monde entier, BEE raconte dans ce roman sulfureux le quotidien destroy d’étudiants paumés sur le campus d’une fac huppée. Boire, se droguer, baiser : un même refrain pour une œuvre encore plus déglinguée qui aura même le droit à son adaptation ciné. Bret Easton Ellis s’est fait un nom, maintenant il va devoir se réinventer.
Choc, censure et scandale
Ce nouveau départ se fait de la manière la plus radicale qui soit avec un roman noir terrible, sanglant, sans concession qui va défrayer la chronique. Si son adaptation magistrale avec un Christian Bale possédé y est aussi pour beaucoup, American Psycho reste à ce jour le roman culte de Bret Easton Ellis, son chef-d’œuvre d’outrance et de perversion. « J’avais publié deux romans, j’étais jeune, riche et célèbre. Pourquoi me sentais-je si insatisfait ? En fait, j’étais écœuré par le reaganisme triomphant, les valeurs et le mode de vie des yuppies, et à travers American Psycho, j’ai pu exprimer mon dégoût », racontait-il au Figaro en 2016.
Son livre est en effet un brûlot violent contre ces jeunes cadres ambitieux et sans scrupules qui gangrènent les grandes métropoles dans les années 1990, des financiers, des publicistes, des avocats dont l’existence est entièrement dirigée par l’argent et le plaisir, une jouissance destructrice qui balaie d’un revers de la main tous ceux qui les entourent.
On avait déjà entrevu le personnage de Patrick Bateman dans Les Lois de l’attraction. Frère de l’un des protagonistes, Sean, on pouvait déjà sentir le mal qui sommeillait en lui. Mais on était encore loin d’imaginer ce dont il était capable. Devenu associé dans une grande banque new-yorkaise, Patrick Bateman mène une double vie. Le jour, il est un prince de la finance intelligent, drôle, séducteur, qui collectionne les femmes et mène une vie hédoniste rythmée par les soirées et les lignes de coke. La nuit, il devient une créature diabolique qui viole, torture et tue pour le plaisir. Clochards, prostituées, collègues de travail, sa soif de sang ne fait pas de différence tant qu’elle est assouvie. Et la moindre contrariété peut le faire disjoncter…
Derrière le portrait scandaleux et gore d’un tueur en série, c’est l’Amérique elle-même que Bret Easton Ellis brosse à la paille de fer. Ce pays qui a fait de ce monstre ignoble l’incarnation même du succès, le symbole d’une vie réussie, ne peut être que l’antichambre de l’Enfer. L’égoïsme roi engagé dans une folle course à la performance, la déshumanisation des rapports sociaux, la quête infinie du plaisir destructeur, la cruauté qui sommeille en chacun de nous : dans sa croisade, BEE ne nous épargne rien et ébranle une Amérique des années Reagan pourtant si fière d’elle.
Dénoncer sans concession les failles béantes de l’Amérique et plus généralement du monde moderne a toujours été un des moteurs de l’écriture romanesque de Bret Easton Ellis. Ce combat féroce, on le sentait poindre dans ses deux premiers récits d’apprentissages ; il s’affiche désormais au grand jour dans American Psycho. Publié huit ans plus tard, au tournant du millénaire, Glamorama pousse encore plus loin son engagement. En racontant le destin de Victor Ward, un mannequin star qui devient presque sans le vouloir un espion et un terroriste improbable, il se mue en peintre désabusé de la société branchée new-yorkaise. Il pourfend avec une violence rare le règne des apparences et la superficialité des relations humaines quand elles sont gouvernées par l’ambition et l’argent, et porte un coup définitif à la soi-disant sacrosainte moralité américaine.
Le héros de ses propres livres
Peu importe le genre qu’il utilise, l’histoire qu’il déploie ou le style qu’il emploie, à la lecture de Bret Easton Ellis, une vérité vous saute irrémédiablement au visage : sous couvert d’écriture romanesque, c’est lui qui est en train de se raconter, ce sont ses démons et ses angoisses qu’il essaie de vaincre. La jeunesse dorée, dépravée et paumée de Moins que zéro et des Lois de l’attraction, c’est celle à laquelle il a appartenu pendant des années. Le royaume des apparences et de la cruauté sur lequel il tire à boulets rouges dans American Psycho et Glamorama, il en a été l’un des plus odieux courtisans. Pourtant, il aura fallu attendre Lunar Park (2005), pour que l’écrivain se décide à se mettre lui-même en scène, à devenir le héros de sa littérature désenchantée.
Après des années d’excès et de fureur, Bret Easton Ellis est marié, il est même devenu père de famille. Dans sa vaste demeure bourgeoise, il mène une vie bien rangée, rythmée par les virées au centre commercial, les dîners entre voisins et les séances chez le psy conjugal. Tiraillé entre la banalité étouffante de son quotidien et le besoin d’exister pour écrire, il lutte pour retrouver une inspiration qui s’est asséchée. Envahi par des visions hallucinantes et hallucinées, assailli par les fantômes du passé, des personnes vraies ou imaginées, son père et même Patrick Bateman, BEE est avalé tout cru par une rêverie endiablée et combat des démons qui ne veulent pas le lâcher.
Catalogué comme un romancier à scandale depuis dix ans, BEE prend tout le monde à contrepied dans Les Éclats avec un monument d’autofiction qui mêle récit autobiographique, mémoires d’un homme rangé et confession d’un écrivain malmené. Toute l’œuvre de Bret Easton Ellis semble s’être écrit comme pour arriver jusqu’à ce septième roman. Récit autobiographique d’un drame de jeunesse qu’il croyait avoir enterré, premier pas d’un écrivain doué, fresque douce-amère d’une génération dorée qui avait tout pour briller, mais qui s’est perdue dans les frasques des paradis artificiels, témoignage sombre et sans concession d’une époque damnée, portrait en creux d’un tueur en série… L’écrivain a rassemblé toutes ses lubies dans une œuvre dense, hypnotique, un roman noir dérangeant. Du Raymond Chandler sous ecstasy. En termes de narration et de suspense, sans doute son texte le plus abouti. À ceux qui pensaient que son imagination s’était tarie, sachez que Bret Easton Ellis est loin d’avoir tout dit. Bonne lecture !