Décryptage

Mort à crédit : quand les auteurs étrangers s’emparent de la fin de vie

30 janvier 2023
Par Léonard Desbrières
Benoît Magimel dans le film “De son vivant”, d’Emmanuelle Bercot.
Benoît Magimel dans le film “De son vivant”, d’Emmanuelle Bercot. ©Laurent Champoussin/Les Films du Kiosque

Alors qu’en France, le débat épineux sur la question de la fin de vie fait rage, trois écrivain·e·s étranger·ère·s nous invitent, avec un humour noir corrosif, à faire un pas de côté et imaginent de truculents personnages bien décidés à programmer eux-mêmes la date de leur mort.

« C’est ma vie et c’est une décision difficile que j’ai eue à prendre. Je suis très fatiguée (…) La vie, je la ressens comme je la subis. » Il y a quelques jours, la youtubeuse de 23 ans Olympe annonçait à ses 250 000 abonné·e·s, dans une vidéo déchirante, sa décision d’avoir recours au suicide assisté en Belgique à la fin de l’année 2023. Atteinte d’un trouble dissociatif de l’identité depuis une enfance marquée par les traumatismes à répétition, Lily, de son vrai prénom, cohabite avec des alter ego de plus en plus envahissant et se débat avec un état dépressif qui la ronge et la ramène constamment à son passé. Un état selon elle inguérissable, qui n’aura de cesse de s’aggraver.

Si la vidéo a suscité la stupeur et la polémique, elle n’est qu’une énième manifestation de l’urgence à traiter ce sujet de société. Débats brûlants qui déchaînent les passions, priorité du second quinquennat d’Emmanuel Macron, objet de fiction dans les films récents d’Emmanuelle Bercot (De son Vivant, 2021), Emily Atef (Plus que jamais, 2022) ou François Ozon (Tout s’est bien passé, 2022) : aujourd’hui, la question de la fin de vie cristallise toutes les tensions.

En cette rentrée littéraire hivernale, trois romancières et romanciers étrangers font le choix du contrepied. Dans des œuvres drôles et cyniques, l’écrivain espagnol Fernando Aramburu, l’Américaine Lionel Shriver et le Congolais J.J Bola mettent en scène des personnages qui ne sont pas condamnés par la maladie, mais qui sont simplement victimes de leurs angoisses et de leurs démons. Des hommes et des femmes qui décident de reprendre le pouvoir sur la grande faucheuse et de programmer eux-mêmes la date de leur mort. S’il y a là une différence majeure avec l’euthanasie, ces suicides programmés posent la même question existentielle : quel prix accordons-nous à la vie ?

L’expérience stoïcienne de Fernando Aramburu

Six ans après la déflagration Patria (Actes Sud), best-seller mondial écoulé à plus d’un million d’exemplaires qui racontait les années noires de l’ETA dans un petit village du pays basque espagnol, Fernando Aramburu change de registre et façonne dans les entrailles de la capitale madrilène un conte philosophique drôle et grinçant, une farce tragique qui met en scène un prof de philo fatigué par l’existence et désespéré par ses congénères, qui décide de quitter ce monde par la grande porte.

Oiseaux de passage, de Fernando Aramburu, Actes Sud, 2023.©Actes Sud

Dans un an, Toni mettra fin à ses jours. En attendant, il consigne dans son journal ses derniers moments sur terre et se rappelle les épisodes qui ont marqué sa vie. On découvre un individu solitaire, misanthrope et misogyne, un salaud attachant parce que profondément humain et sincèrement dépassé par le cours du monde. Autour de lui se déploie une galerie de personnages hauts en couleur : son ex-femme Amalia, qu’il déteste parce qu’elle l’a quitté pour une femme ; son fils Nikita, qu’il trouve odieusement bête ; sa poupée en latex, avec laquelle il noue une relation des plus bizarre ; ou encore son seul ami, Patarsouille, un facho estropié, prêt à le suivre dans sa folle démarche.

Un rire jaune qui démange et dérange, un cynisme délicieusement cruel, le constat terrible de la banalité humaine : ce sulfureux poison littéraire qui rappelle par moment l’œuvre de Michel Houellebecq pose un dilemme radical. Comment continuer à vivre sa vie quand on a déjà pris rendez-vous avec la Faucheuse ? Faut-il s’évertuer à prouver que l’on fait le bon choix ou au contraire tenter coûte que coûte de trouver un sens à l’existence ?

Oiseaux de passage, de Fernando Aramburu, trad. Claude Bleton, Actes Sud, 2023, 624 p., 26 €.

Les vieux jours de Lionel Shriver

Pour Cyril et Kay Wilkinson, les deux héros du nouveau livre de Lionel Shriver, la mort programmée offre des horizons bien plus lointains. À 50 ans, le couple de Londoniens, durement touché par la lente agonie et la souffrance du père de Kay, décide de sceller un pacte. S’ils sont toujours de ce monde le jour des 80 ans de madame, ils partiront ensemble, main dans la main, avant d’infliger à leurs proches et à la société leur insupportable déclin. Mais 30 ans, c’est long. Et la théorie s’effondre souvent sous le poids de nos existences chahutées. Alors, dès le deuxième chapitre, la romancière américaine fait soudainement basculer son récit.

À prendre ou à laisser, de Lionel Shriver, Belfond, 2023.©Belfond

Kay qui se rétracte alors que Cyril a déjà avalé sa pilule, leur fille qui intervient à la dernière minute et qui les conduit dans une effroyable maison de retraite, un accident qui les fauche bien avant la date fatidique, une nouvelle drogue qui apporte la jeunesse éternelle : avec un humour noir dévastateur, Lionel Shriver imagine tous les scénarios qui pourraient faire capoter ces adieux à la scène parfaits.

Derrière l’habile procédé narratif qui rend l’expérience de lecture particulièrement divertissante, À prendre ou à laisser dévoile l’émouvante histoire d’amour d’un couple, avec ses hauts et ses bas, ses petits moments de grâce comme ses tempêtes. Mais c’est surtout à la vie que Lionel Shriver déclare sa flamme, dans ce qu’elle a de plus furieusement imprévisible et dans sa capacité à toujours nous surprendre.

À prendre ou à laisser, de Lionel Shriver, trad. Catherine Gibert, Belfond, 2023, 288 p., 22 €.

La dernière chance de JJ Bola

9 021 livres sterling. C’est la somme qu’a emporté avec lui Michael au moment de tout quitter et de laisser derrière lui sa vie d’avant. Réfugié du Congo, immigré à Londres alors qu’il n’était encore qu’un enfant, il n’a jamais pu trouver sa place dans la capitale britannique, malgré ses amis, sa petite amie et une prometteuse carrière d’enseignant. Rongé par la dépression, il a choisi la fuite comme dernier horizon et s’envole pour les États-Unis. New-York, Chicago, San Francisco : la ruée vers l’or, mais à l’envers. Quand il aura épuisé tout l’argent qu’il a emporté, il sera temps pour lui de se supprimer.

Le Chemin du retour, de JJ Bola, Mercure de France, 2023.©Mercure de France

À la fin de chaque chapitre, l’auteur, JJ Bola, note ce qui lui reste à dépenser, comme un décompte macabre qui confère au texte une tension redoutable. Au fil de ses pérégrinations américaines, de ses rencontres avec une strip-teaseuse de Chicago, une bande d’ados délurés, des dealers philosophes, ou bien l’intrépide Belle, on découvre les véritables raisons de son entreprise suicidaire, mais on assiste surtout à une épiphanie.

Michael se débat avec ses vertiges, mais au fond de lui subsiste une lumière. Alors que la cagnotte fond comme neige au soleil et que la date fatidique approche, une seule question s’impose désormais à lui : la vie a-t-elle réellement un prix ?

Le Chemin du retour, de JJ Bola, Mercure de France, trad. Johan-Frédérik Hel Guedj, 250 p., 24 €.

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