[Rentrée littéraire 2022] C’est l’un des textes les plus attendus de cette rentrée littéraire ; l’autrice et réalisatrice Virginie Despentes fait paraître, cinq ans après le dernier tome de Vernon Subutex, un nouveau roman.
Révélée au grand public et à la critique par son premier roman Baise-moi (Florent Massot, 1994) – qu’elle adapte en 2000 au cinéma avec Coralie Trinh Thi – Virginie Despentes s’est depuis imposée comme une véritable référence littéraire et féministe. Des Chiennes savantes (Florent Massot, 1996) à Apocalypse Bébé (Grasset, 2010), en passant par Les Jolies Choses (Grasset, 1998) et Bye Bye Blondie (Grasset, 2004), l’autrice a enchaîné les romans, novateurs tant par leurs sujets que par le travail de sa plume et de son ton.
En 2006, elle signait l’extraordinaire essai autobiographique King Kong Théorie (Grasset) – l’un des textes les plus puissants et les plus influents du féminisme contemporain. Et, en 2015, elle faisait paraître les deux premiers tomes de Vernon Subutex – son plus grand succès littéraire.
Nous sommes pour eux le sexe étranger, le sexe ennemi. L’inverse n’est pas vrai. Mais le problème est là – comment vivre en bonne intelligence avec quelqu’un qui refuse de vous « reconnaître » ?
Virginie DespentesCher connard
Despentes tatônnante…
Dans Cher connard, les personnages déshérités des premiers romans de Virginie Despentes ont cédé la place à une actrice célèbre – bien que sur le déclin, puisque vieillissante – et à un auteur bien en place – mais éclaboussé par la mention de son nom dans la déferlante #MeToo.
La situation initiale choisie par l’autrice à de quoi laisser dubitatif : Oscar, l’écrivain, poste un commentaire ordurier sur les réseaux sociaux concernant le physique de Rebecca, l’actrice. Cette dernière lui répond – d’où le fameux « Cher connard » ; et s’ensuit, tout naturellement, une conversation amicale et profonde. Oscar et Rebecca se racontent leurs enfances, leurs frustrations et leurs tourments.
Cette intrigue invraisemblable installe la forme épistolaire du roman – sûrement pas la plus à même de rendre justice à l’intérêt des réflexions qu’y distille l’autrice – et permet le déploiement de deux personnages dont la caractérisation tombe parfois dans la facilité, alors que Rebecca insiste par exemple dans tous ses mails sur sa fracassante beauté.
… mais Despentes fulgurante
Et pourtant. Pourtant tout y passe, dans Cher connard : le féminisme, le monde du cinéma, celui de la littérature, la dépendance à l’alcool et aux drogues, l’écriture, la notoriété, les classes sociales, la famille, l’amitié, etc. C’est alors avec avidité qu’on observe peu à peu l’autrice déployer sa plume cynique et qu’on se laisse emporter par ses fulgurances – intactes de justesse, de pertinence et d’intelligence.
Je suis la dernière génération à qui l’on a fait croire qu’en travaillant dur, on pourrait s’élever socialement. La crise de 2008 a eu vite fait de doucher nos ardeurs. Ma mère nous répétait inlassablement que nous ne manquions de rien et nous comparait à ceux qui ont de quoi se plaindre, j’ai appris à checker mes privilèges avant de savoir lire et écrire.
Virginie DespentesCher connard
C’est ainsi, par exemple, que Rebecca s’engage dans quelques plaidoyers en faveur de « la défonce », alors comprise comme moyen de résistance aux injonctions intimes et collectives – de réussite, de disponibilité, de performance : « La drogue, c’est aussi de la dissidence pas compliquée, de la dissidence qui se fume qui se sniffe qui se shoote ou se gobe. »
Quant à Oscar, c’est avec une jouissance aussi communicative qu’éclairée qu’il se paie Céline, auteur « épate-bourgeois » s’il en est, et les céliniens : « Quand ils évoquent son style inégalable, c’est toujours la soumission au pouvoir qu’il célèbre – quand ce pouvoir est d’extrême droite. » Aussi pertinent sur la littérature bourgeoise que sur la musique des déclassés, il analyse aussi le rap :
Le gangsta rap est comme une performance drag. […] Le gangsta rap, c’est la performance du pouvoir par ceux qu’il a écrasés. Une façon ludique de s’emparer d’un ensemble de signifiants dont on nous dit qu’ils sont sacrés et qu’ils sont interdits aux pauvres, aux damnés. […] Quand le descendant d’esclave s’empare des attributs du maître – grosses voitures, la mansion, les belles fringues, les drogues dures, l’homophobie, la misogynie, le champagne, les bijoux provoquants – il ne dit pas gloire aux vainqueurs. Il dit « ça n’est que ça » et « je peux le faire aussi bien que toi ».
Virginie DespentesCher connard
À d’innombrables reprises, on retrouve donc dans Cher connard la Virginie Despentes incisive, lucide, juste, et drôle ; on collecte ses punchlines avec délice et on sort revigoré de ce texte frénétique à la gloire des amitiés invraisemblables.
Cher connard, de Virginie Despentes, Grasset, 352 p., 22 €. En librairie le 17 août 2022.