Entretien

Entre les lignes avec Emma Becker

14 septembre 2024
Par Léonard Desbrières
Entre les lignes avec Emma Becker
©Albin Michel/P.Ito

[Rentrée littéraire 2024] Huitième épisode d’une série d’entretiens au long cours avec les écrivain·e·s, pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs et raconteuses d’histoire. Aujourd’hui, Emma Becker se prête à l’exercice.

La première chose qu’on se dit quand on referme le livre, c’est : “Qu’est-ce que je viens de lire ?” Comment avez-vous abordé l’écriture de ce drôle d’objet ?

J’aborde toujours mes livres de la même façon. J’ai bien conscience que je vais raconter un épisode intime de ma vie. Dans ce cas précis, c’était particulièrement troublant parce que j’ai écrit le livre assez vite. Un an, pour moi, c’est un temps d’écriture très court. C’était d’ailleurs le projet à la base : je voulais écrire l’histoire à chaud pour pouvoir en saisir toutes les facettes, les moments où on s’imagine que cette histoire d’amour est éternelle, qu’on vient de tomber sur l’homme de sa vie.

« L’odeur du scandale attire des lecteurs qui n’auraient peut-être pas découvert mon livre. » Emma Becker

Tout cela, ce sont des illusions qu’il faut pouvoir rapporter parce que ça appartient à la passion, à ce moment de folie où plus rien d’autre n’existe. Bien entendu, j’avais très peur d’écrire un livre qui soit niais, à l’eau de rose. C’était mon cauchemar et je ne savais pas comment naviguer entre ce temps très court et une prise de recul nécessaire pour qu’il y ait un peu d’ironie sur cet emportement.

C’était un numéro d’équilibriste assez compliqué. Surtout qu’un tel exercice comporte un risque. Imaginez si, dans deux ans, le mec m’a fait une crasse… Je me relirai et j’aurai envie de me gifler. Mais je me suis dit, tant pis, ce n’est pas grave, parce que ce moment-là, il a existé et il existera toujours, quelque part, tel qu’il a été.

Quand on est romancier ou romancière, on ne se refait pas, on ne peut pas s’empêcher de s’arranger avec la vérité. Quelle est la part de réalité et de fiction dans votre Mal joli ?

C’est une histoire vraie dans le sens où j’écris des choses qui me sont arrivées. Ce qui change, c’est le temps de l’écriture. Je n’écrivais pas quotidiennement et donc le recul que j’ai pris pour écrire certaines scènes représente la part romanesque. J’écris toujours avec une forme d’impunité, comme si le livre n’allait jamais sortir et c’est quand je me retrouve avec les épreuves sous le nez que je commence à m’inquiéter.

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Là, mes inquiétudes étaient légitimes : protéger mon mari, mes enfants. Je me suis quand même demandé à un moment si je n’allais pas passer à la troisième personne. J’ai toujours comme ça des petits moments de remise en question et je finis toujours par me dire que ça ne fonctionnera pas, que mon truc, c’est le “je” franc et massif. Mais je suis aussi très consciente qu’écrire des romans tels que les miens, c’est absorber mon entourage et qu’il y a là une forme de cruauté.

C’est d’ailleurs sur ce sujet que vos œuvres divisent. Comment vivez-vous ce statut d’écrivaine clivante ?

Est-ce qu’on fait parler pour les bonnes raisons ? C’est toujours la question. Finalement, je trouve que cette étiquette d’autrice sulfureuse qu’on m’a toujours collé à la peau, contre laquelle j’essaie de me défendre, elle n’est pas si grave. Parce que l’odeur du scandale attire des lecteurs qui n’auraient peut-être pas découvert mon livre sans ça.

«J’écris le désir, pas tant pour faire bander que pour faire réfléchir.» Emma Becker

Derrière cette querelle se pose aussi la question de l’écriture du désir et du plaisir féminin. Pensez-vous que les derniers verrous sont en train de sauter à ce sujet ?

Bien sûr que non, c’est toujours extrêmement compliqué pour une femme d’écrire sur sa sexualité. D’ailleurs, le signe que les choses ne changent pas tant que ça, c’est que dès que je sors un roman, on hurle au scandale, on dit que c’est du cul. On parle beaucoup de sexe, mais on en parle mal. C’est ce qui explique que le sujet crispe encore et toujours.

« J’écris pour émoustiller le lecteur, mais surtout pour que cette sensation-là lui fasse se poser des questions. »  Emma Becker

La question de la maternité est omniprésente dans votre livre. Pourquoi interrogez-vous la compatibilité d’une vie de mère avec le plaisir, l’adultère ?

L’amour clandestin, tout le monde trouve ça d’un romantisme fou. Dans l’adultère, tout est beau, tout est merveilleux, mais quand les enfants entrent en jeu, tout change. C’est tout à fait normal pour une mère, la culpabilité est un moteur inégalable. C’est ce qui fait qu’on se dépasse, qu’on essaie d’être meilleure qu’on a été hier, meilleure que nos parents.

J’aimerais qu’on parle de l’écriture des scènes de sexe. Voyez-vous ça comme un exercice particulier, ou est-ce exactement comme écrire une scène de supermarché ?

Non ! J’y prends plus de plaisir, mais c’est un exercice périlleux, dans le sens où on n’a pas envie de faire glousser. Je sais très bien que certaines de mes scènes font glousser et pas toujours pour les bonnes raisons. Par exemple, la scène de la page 189, celle dont on me parle tout le temps, je l’ai relue 1000 fois et, chaque fois, j’étais complètement effondrée. Et en même temps, je me disais qu’elle avait une raison d’être, qu’elle déployait une forme de poésie.

C’est difficile parce qu’on a envie de tout dire, d’être le plus précis possible sans tomber dans le mauvais goût, dans le grotesque. Et en même temps, personne ne glousse ou s’offusque pour la même raison. Dans cette scène, c’est plus la pratique en elle-même qui choque, ce que je fais à Antonin. Alors que si je m’étais retrouvée de l’autre côté du bâton, si je peux m’exprimer ainsi, personne n’aurait rien trouvé à redire.

Est-ce que vous prenez du plaisir à émoustiller le lecteur, à le choquer ?

Bien sûr que j’écris pour émoustiller le lecteur, mais surtout pour que cette sensation-là lui fasse se poser des questions. Écrire le désir, ce n’est pas tant pour faire bander que pour faire réfléchir. Le désir et le sexe sont des sujets de réflexion merveilleux. J’ai commencé à écrire parce que c’était ma seule soupape de sécurité.

« Je suis quelqu’un qui râle énormément mais, au bout d’un moment, la somme de mes râleries me fait rire. » Emma Becker

Je ne pouvais pas parler à quelqu’un d’autre de cette histoire, je pouvais difficilement aller chez un psy. En écrivant, je me disais qu’au cours de la journée, j’allais croiser des gens qui, sans que je le sache, vivaient la même chose et ne pouvaient pas en parler non plus. C’est une vraie solitude d’être seule face à deux amours. Sans doute que certaines personnes trouveront dans mon livre une respiration que je n’avais pas à l’époque.

Quand vous lui révélez que vous êtes en train d’écrire sur ce qui vous arrive, il n’a pas du tout le mouvement de recul, de méfiance auquel vous vous attendiez. Comment interprétez-vous sa réaction ?

J’interprète ça en me disant que c’est un écrivain. Alors, ça ne suffit pas, parce que j’en ai connu des écrivains à qui ça foutait les jetons de se retrouver dans un de mes livres, et pas parce que j’avais couché avec eux, mais simplement parce que je leur avais serré la main. Je crois qu’il y avait une part de magie, il fallait que je rencontre cet homme. Dans un sens, on s’attendait l’un l’autre.

C’est un mec qui est libre, il s’en fout de ce qu’on va dire de lui. Ça le flattait aussi. On pourrait se dire que c’est quand même chouette de se retrouver dans un livre. Les mecs ont toujours peur que je raconte pis que pendre, mais s’ils se conduisent bien, je raconte de jolies choses.

Pourtant, l’ambiance change quand vous lui faites lire une première ébauche, il est confronté à quelque chose auquel il ne s’attendait pas !

Ce qui m’amuse, c’est que s’il ne m’avait pas connu, il n’aurait jamais lu mes livres. Il découvre dans mes premières notes qu’il ne connaît absolument pas mon intériorité. Il ne sait pas ce que c’est qu’une vie de femme. Surtout, il découvre une vie de parents. Lui, c’est un homme qui a toujours eu du personnel, des gens pour l’aider.

« Je suis consciente que l’écriture tient à la fois de la grâce et de la malédiction. » Emma Becker

Là, il découvre des nuits de galère, les souffrances d’une mère. Il me dit de rajouter de la couleur, ce qui m’énerve beaucoup parce que je suis pressurisée par mes enfants, mon mari, ma belle-famille. Comment écrire quelque chose de beau et joyeux quand on est prise d’assaut ? Le roman représente peut-être ce recul qui permet d’avoir de l’humour là-dessus. Je suis quelqu’un qui râle énormément mais, au bout d’un moment, la somme de mes râleries me fait rire.

Forcément, il y a une question sociale et politique qui se pose vite dans cette liaison, puisque vous avez affaire à un aristocrate, avec une bibliothèque fournie d’auteurs d’extrême droite. Au début, ça vous amuse, puis ça vous questionne. Sexe et politique sont-ils indissociables selon vous ?

Je ne crois pas tellement aux clivages politiques dans l’amour et dans le sexe, je m’amuse juste du fantasme du mec de droite. Il ne faut pas généraliser, mais la vérité c’est que les mecs de droite ont une façon de se tenir, de ne pas s’excuser et d’être eux-mêmes qui est assez sexy. Ça s’appelle l’assurance, c’est tout. Forcément, il y a un sujet psychanalytique, parce que le mec de droite, ça ramène au père.

Du point de vue du langage aussi, c’est intéressant. J’ai toujours trouvé le vouvoiement très excitant, surtout quand il n’a pas lieu d’être. On était tous les deux un peu désuets là-dessus, on aime les mots à rallonge, les mots rares et on s’est inventé un langage à la croisée du sien et du mien parce qu’on écrit pas du tout la même chose.

Vous parlez dans le livre de ces moments où le besoin d’écrire vous dévore, vous coupe de votre famille. Est-ce que les passions amoureuses et charnelles dévorent de la même façon que l’écriture ?

Ce n’est pas tant écrire que penser à écrire. J’englobe dans “écrire” toute la réflexion périphérique, qui représente 90 % du boulot que je fais. Je n’écris pas tous les jours. En revanche, je pense tous les jours à ce que je vais écrire et j’y pense avec acharnement. Parfois, quand on est écrivain, on est absent même quand on est là. Attention, je ne suis pas en train de me plaindre de ma condition, j’adore faire ce que je fais et mobiliser mon esprit de cette façon. Mais je suis consciente que l’écriture tient à la fois de la grâce et de la malédiction.

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