Entretien

Delaf : “Gaston est un personnage qui est d’abord défini par ses défauts”

27 novembre 2023
Par Thomas Louis
Delaf : “Gaston est un personnage qui est d’abord défini par ses défauts”

Près de 30 ans après le dernier tome par Franquin, Gaston revient en librairie sous la plume de Delaf (Marc Delafontaine), qui se cache également derrière la série des Nombrils. Dans ce 22e tome, Le retour de Lagaffe, le plus antihéros des héros de BD est plus en forme que jamais ! L’occasion de parler de cette reprise avec Delaf.

Comment vous êtes-vous retrouvé aux commandes de ce personnage iconique qu’est Gaston ? 

Ça a commencé par une page-hommage que j’avais réalisée en 2017 pour La Galerie des gaffes, un album collectif qui rendait hommage à Gaston pour ses 60 ans. La commande de Dupuis était de faire un gag de Gaston, mais dans mon style. J’ai un peu dévié de la consigne, et je l’ai fait «à la Franquin. J’avais envie de m’amuser, mais aussi d’apprendre ; car Franquin est celui qui m’a donné envie de faire de la BD. Finalement, Dupuis l’a beaucoup aimé, et quelques mois plus tard, ils m’ont proposé de faire tout un album.

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Quelle a été votre réaction à ce moment-là ?

Une réaction d’incrédulité ! J’ai découvert Franquin et Gaston quand j’avais 9-10 ans. J’étais complètement fan de Gaston, au point parfois de me déguiser pour Halloween.

On peut donc dire que ce choix était assez bien vu…

C’était vraiment ma BD préférée. J’avais l’impression, tout à coup, de me retrouver dans un monde au sein duquel il était permis de réaliser ses rêves. Je ne comprenais pas très bien ce qui était en train de m’arriver, mais je me suis dit que j’allais quand même prendre le temps d’y penser, parce que c’était un sacré défi. À l’époque, je me demandais même si faire un nouvel album de Gaston était souhaitable. Je ne savais pas ce que j’allais pouvoir y apporter, et je ne savais pas non plus si j’en étais capable.

« Je me suis dit que si je le faisais, il fallait que je colle au plus près de ce qu’est Gaston, en y apportant du mien de toutes les façons. »

Delaf

Capable ? À quel niveau ?

Au niveau graphique, mais aussi au niveau de l’esprit de Gaston. Il s’agit d’une BD iconique qui, pour moi, était un peu sacrée, aussi. Je n’avais pas envie de faire n’importe quoi. À l’époque, c’était en quelque sorte un bon timing, car j’étais vraiment très occupé sur l’album des Nombrils. J’ai continué à réfléchir à tout cela dans un coin de ma tête en me demandant pourquoi Gaston, finalement, était une BD si importante pour moi. Je le savais à l’intérieur, mais je n’étais pas capable de mettre des mots.

Quelle a été la conclusion de tout ce cheminement ?

J’en suis arrivé à la conclusion que dans Gaston, pour moi, il y a trois choses qui sont interconnectées. D’abord, c’est le dessin incroyable de Franquin, c’est comme ça que j’ai connu Gaston. Deuxièmement, c’est tout cet univers qu’il a créé, sa galerie de personnages, mais aussi le fait que ça se passe au sein de la rédaction de Spirou.

Troisièmement, et c’est incontournable : c’est la personnalité même de Franquin, sa vision du monde, sa critique de la société. Si on enlevait l’un de ces trois éléments, il manquerait quelque chose à Gaston. Je me suis dit que si je le faisais, il fallait que je colle au plus près de ce qu’est Gaston, en y apportant du mien de toutes les façons. J’ai donc parlé de ma vision des choses à Dupuis. On s’est mis d’accord, et je leur ai dit que je voulais bien essayer.

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Comment avez-vous réussi à saisir ce personnage dans toute sa richesse ? Car être lecteur ou dessinateur de Gaston, ça n’est pas tout à fait la même chose…

Oui, j’étais lecteur, mais en même temps, je connais Gaston depuis tellement d’années. J’ai grandi avec. Pour moi, c’était quelque chose d’important, j’avais l’impression d’avoir saisi quelque chose, mais c’était un peu de l’ordre de l’abstrait. Pour mettre toutes les chances de mon côté, je me suis mis à relire tous les albums, comme si j’étais un nouveau lecteur. Et je me suis rendu compte que dans l’univers de Gaston, il y a plein de choses, plein d’époques différentes.

Comment Gaston a-t-il évolué ?

Au début, Gaston était assez unidimensionnel. Avec le temps, il s’est humanisé, il est devenu très attachant, il a commencé à être écolo, militant, par exemple. C’est une série qui est vraiment très riche, faussement simple, quelque part. J’ai pris plein de notes en faisant d’autres relectures des albums, ce qui m’a conduit à faire une espèce de cahier des charges.

Tout ça nous dit aussi que votre but n’a jamais été de vous éloigner du personnage de Franquin, n’est-ce pas ?

Oui, je voulais essayer de comprendre le plus possible la grammaire du personnage, comment Franquin faisait les choses, pour essayer de redonner cela au lecteur. D’abord au lecteur que j’étais (que je suis encore), mais aussi aux fans de Gaston. Je me suis dit : « Fais l’album que tu as envie de lire. Ne pense pas plus loin que ç.

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Planche du tome 22 de Gaston Lagaffe. ©Dupuis

Votre trait est assez vif. Vous sentiez-vous proche de celui de Franquin au départ ?

Pas du tout. Graphiquement parlant, c’était l’un de mes principaux défis. Et c’est l’une des raisons qui m’a poussé à essayer ça, parce que je savais que j’allais y gagner énormément. Sur Les Nombrils, mon trait est très contrôlé, très long, très sinueux. Franquin travaille en petits traits nerveux. Ça n’a rien à voir, c’est un tout autre état d’esprit.

En parlant de droit à l’erreur, avez-vous jeté beaucoup de planches pour créer cet album ?

Oui beaucoup. Beaucoup de scénarios, beaucoup de gags, avant de me sentir à l’aise avec le ton, aussi. Franquin avait une tout autre façon de construire ses gags que moi. Lui partait souvent d’une envie de dessin. Il disait par exemple : « J’ai envie de dessiner une voiture de sport, et cherchait à construire un gag autour de ça. Moi, dans Les Nombrils, tout était plutôt orienté en fonction des dialogues, des liens entre les personnages, des vacheries, des vannes. C’est tout de même très différent, également au niveau de l’état d’esprit. J’ai donc vraiment essayé de rentrer dans cet état-là.

« Gaston est un curieux, il adore la vie […]. Il n’est pas à l’aise quand on lui dit quoi faire, et qu’il ne trouve pas de sens à cela. Je pense que c’est quelqu’un qui est très attaché au sens des choses. »

En quoi est-ce qu’on pourrait dire que Gaston reste un personnage pertinent en 2023 ?

Pour moi, Gaston est un pur. Il a tellement de belles valeurs : il est bienveillant, gentil, écolo, c’est un défenseur des animaux. Mais à côté de cela, au bureau, c’est une catastrophe. C’est un faux paresseux : s’il ne veut pas travailler, c’est juste parce que le travail de bureau ne lui convient pas. Quelque part, c’est une critique du monde du travail et de la société de Franquin : au fond, il dénonce le fait que, dans la société, on est tout le temps sous pression, on n’a jamais le temps pour voir les copains, pour rigoler.

Ce qui entre en contradiction avec certains personnages dans la BD, comme Prunelle…

Oui, tout à fait. Et d’ailleurs, c’est ce que Gaston provoque chez le lecteur : remettre en question notre rapport au travail, notre rapport à la société, au bonheur. Gaston est un curieux, il adore la vie.

D’ailleurs, qu’est-ce qui porte Gaston dans la vie finalement ?

Faire ce qui l’amuse, pouvoir exprimer ce qu’il a à l’intérieur de lui. Il n’est pas à l’aise quand on lui dit quoi faire, et qu’il ne trouve pas de sens à cela. Je pense que c’est quelqu’un qui est très attaché au sens des choses. gaston-lagaffe-le-retour-bd-tome-22-744x1024

Planche du tome 22 de Gaston Lagaffe.©Dupuis

Dans cet album, ses inventions, si elles ne sont pas toujours ratées, sont parfois même utiles…

Exactement, et je pense que son côté gaffeur est une espèce de métaphore que faisait Franquin pour montrer que quelqu’un qui est aussi intègre, authentique dans ses valeurs, est en marge de la société. 

En parlant de ce côté gaffeur, quels sont les ressorts humoristiques de Gaston ? Il y a évidemment les marqueurs comme le célèbre “M’enfin”, mais quoi d’autres ?

Il y a plein de running gags dans Gaston. Par exemple, lorsqu’on le confronte à Prunelle qui veut toujours très bien faire les choses. Il y a également les copains de Gaston. Les animaux sont aussi très drôles et très bien observés chez Franquin : le chat, la mouette, le poisson rouge. On retrouve également son vieux tacos, qui est une espèce d’éloge de la lenteur.

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Parmi celles et ceux qui entourent Gaston, avez-vous un personnage préféré ?

Hormis Gaston, j’ai beaucoup aimé animer Prunelle, car il est très rigolo dans ses colères. Il se prend trop au sérieux. C’est ça qui est drôle. Pour moi, il était également hyper important de ramener Fantasio. Je me suis dit : «Si tu n’as qu’un album à faire, tu joues toutes les cartouches et tu ramènes Fantasio. Je le trouve indissociable de Gaston. C’est son premier patron, et puis quelque chose a toujours été flou dans ma tête de lecteur : pourquoi Fantasio est-il parti ? Pourquoi a-t-il été remplacé par Prunelle ? J’avais envie de parler un peu de cela. Je trouve que ça participe un peu à l’histoire de la série. Et pour le fan que j’étais, j’avais envie de le faire.

Dans ce nouvel album, il y a une mise en scène des déboires d’une rédaction. Était-ce une forme d’hommage au journal Spirou et, par extension, à Franquin ? 

Absolument. Franquin est tellement lié à Gaston qu’il était évident qu’il fallait en faire quasiment un personnage dans l’album. Il y est très présent. On ne le voit jamais, mais il est souvent cité. Il s’agissait de montrer que Gaston, c’est Franquin ; et il n’y a jamais personne qui remplacera Franquin.

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Planche du tome 22 de Gaston Lagaffe.©Dupuis

La fille du créateur de Gaston, Isabelle Franquin, s’est opposée à la sortie de ce 22e tome en disant que son père y était opposé. La justice a tranché, et a donné raison à Dupuis. Comment avez-vous vécu cette période à titre personnel ?

Pour moi, ça a été un peu une surprise. Dans ma tête, Dupuis avait les droits de la série. Franquin avait dit des choses un peu contradictoires de temps en temps ; parfois, j’avais l’impression qu’il avait dit qu’il ne voulait pas trop qu’il y ait de reprises. D’autres fois, il semble avoir cherché des dessinateurs pour prendre la relève. Il y avait tout un mystère autour de cela. Mais ce que Dupuis m’a dit au moment de me proposer la série, c’est que non seulement, il avait cédé ses droits d’exploitation, mais qu’il avait aussi carrément vendu son personnage avec le droit de faire des suites.

Je me souviens aussi d’une citation, il avait dit : «Quand je serais mort, je m’en foutrai totalement, je vous le promets. Pour moi donc, cette question-là n’existait même pas. Lorsque c’est arrivé, je me suis dit que manifestement, l’éditeur et l’ayant droit n’étaient pas d’accord. Mais ils se sont mis d’accord sur une chose : aller en arbitrage pour régler une fois pour toute la question. Je me suis dit que j’allais rester en retrait de cela. Je n’allais même pas essayer de prendre parti. Mon parti, c’était l’album. Je voulais essayer de le terminer, quoiqu’il arrive. S’il ne pouvait pas sortir, ça n’était pas la fin du monde. Je m’étais engagé là-dedans parce que j’avais envie d’apprendre, de passer du temps avec mon personnage favori. Et j’ai appris énormément. Ça a été un cours intensif de Franquin pendant quatre ans. J’étais déjà gagnant. Honnêtement, j’étais en paix avec le fait que l’album ne sorte pas.

Dans l’album, il y a des petits clins d’œil à notre époque. Pourquoi avez-vous malgré tout décidé de laisser évoluer Gaston dans les années 1960/1970 ?

Dans Gaston, ce qui est important, c’est la critique de la société de Franquin. Je me suis dit que la société a tellement évolué entre le dernier gag qu’il a signé et maintenant, que je ne savais pas ce que Franquin aurait pensé de notre monde hyperconnecté. Je n’avais juste pas envie de lui mettre des mots dans la bouche, et de faire ma propre critique de la société à travers Gaston. Je me sentais un peu mal à l’aise par rapport à ça.

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Il n’en reste pas moins qu’on retrouve des clins d’œil comme l’Aïe-Phone…

Oui, je me suis dit que je pouvais le garder dans son âge d’or, et de temps en temps, sans que cela devienne systématique, faire des clins d’œil à notre monde contemporain.

Page 40, Gaston dit : «Je suis le contraire d’un héros, je suis un anti-héros.» Êtes-vous d’accord avec lui ?

Pour moi, Gaston est un personnage qui est d’abord défini par ses défauts. Mais ses défauts mettent en relief toutes ses qualités humaines. C’est un peu ce que j’avais envie de montrer.

Est-ce que vous vous retrouvez à certains endroits dans ce personnage ?

Oui, au niveau des valeurs. Gaston est bienveillant. C’est une valeur qui est importante pour moi. Il est curieux, il a horreur de s’emmerder. Je me dis que si Gaston avait à remplir des formulaires, ça le ferait chier à fond, et je suis un peu comme ça aussi.

Cet album est-il pensé pour tout le monde ?

Très honnêtement, je ne me suis pas posé la question. J’ai d’abord fait l’album que j’avais envie de lire, et que le petit garçon à l’intérieur de moi avait envie de lire. Je me suis dit que si ça plaisait aux deux, ça pourrait plaire à plein de gens.

Le coloriste de cet album est BenBK (Benoît Bekaert). Comment s’est passé le travail avec lui ?

C’était du bonheur. Ça l’a toujours été. On a travaillé ensemble sur Les Nombrils, à partir du tome 5 je crois. Ça a toujours été facile, on est toujours sur la même longueur d’onde. Spontanément, quand est venu le temps de décider si je voulais faire ma couleur moi-même ou pas, j’ai fait quelques essais, mais à un moment donné, je lui ai proposé. Il a embarqué tout de suite. Il a fait des essais à son tour, il s’est investi à fond, et ça a été très agréable.

Un prochain tome est-il déjà en réflexion ?

Pour l’instant, je reste ouvert à l’idée. J’ai juste besoin d’attendre que tout ça se dépose. Ça a été quatre années à la fois excitantes et épuisantes. Là, j’ai besoin de me reposer pour laisser tout ça remonter, et savoir ce que ma petite voix intérieure va me dire.

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