Dans l’univers des Watchmen, une sorte de suite inclassable voit le spectre insaisissable du personnage de Rorschach revenir. Ou pas. Un détective mène l’enquête. Et les auteurs signent un polar politique vertigineux, sombre et déroutant.
Je vois deux personnes qui cherchent à s’embrasser, mais semblent empêchées par une force qui les retient chacune de leur côté. Mais ce ne sont que des taches d’encre sur du papier blanc. D’autres pourraient découvrir des insectes, des véhicules, des vases, des plantes, un animal. L’expression d’une émotion. Chacun est libre de voir ce qu’il veut.
Pourquoi pas la mer, la montagne ? Ou un visage. Un visage insaisissable. Un visage qui se meut. Qui change la perception qu’il renvoie à ses interlocuteurs. Ce visage, c’est celui de Rorschach, personnage troublé et troublant de la bande des Watchmen, créée dans les années 1980 par les cultes auteurs Alan Moore (au scénario) et Dave Gibbons (au dessin), et qui doit son nom à ce test psychologique inventé par le psychiatre suisse éponyme.
C’est désormais le nom d’une sorte de suite aux comics originels, l’une des plus singulières et déroutantes publications de DC Comics de ces derniers temps. Une création inclassable, en forme de piège qui se referme autant sur ses personnages que sur son public.
Calamar géant et élection présidentielle
35 ans après l’attaque de New York par un calamar géant qui a causé des millions de morts, et alors que plus personne ne croit aux héros, une très jeune femme et un très vieil homme tentent d’assassiner le candidat républicain conservateur à la prochaine élection présidentielle américaine. Elle est masquée comme le Comédien, éminent membre des Watchmen connu pour sa violence, il est déguisé comme Rorschach, enquêteur aguerri et flippant de la bande, à l’histoire personnelle sombre.
Un détective dont on ne connaîtra ni le nom ni l’histoire est chargé par les responsables de la campagne de mener l’enquête, et surtout de déterminer dans quelle mesure le Président démocrate sortant, en place depuis de nombreux mandats et à nouveau candidat, est impliqué ou non. Mais surtout, qui est ce Rorschach, réapparu (peut-être) d’entre les morts ? Petit à petit, il plongera dans le passé et la relation du duo aux mains ensanglantées, dans leur psyché détraquée, radicale, illuminée. Jusqu’à se faire prendre dans la toile visqueuse de complotistes persuadés que cette attaque de calamar géant a été commanditée par des extraterrestres et a permis à ces derniers d’infiltrer les cerveaux humains pour les contrôler…
Pourquoi porter un masque ? Un costume ? Qui défend-on lorsque l’on rend une justice absolue soi-même, de façon autoritaire, en tant que super-héros, parfois autoproclamé, au-dessus des hommes ? Pour quoi combattre ? Pour qui ? Contre quoi, qui ? Comment définir le bien et le mal ? Qui doit tracer cette ligne ? Quelle empreinte une existence peut-elle laisser ? Dans un monde aussi pourri, qu’est-ce que le sens de la justice ? Au fond, c’est quoi un héros ? C’est à ces questions que répond Rorschach, dont sortent en France les 12 comics compilés, écrits par Tom King, prolifique auteur de comics et ancien collaborateur de la CIA (tiens, tiens…), et dessinés par Jorge Fornés, connu pour son travail récent sur Batman.
Dans cette quête, les créateurs rendent hommage à leurs aînés et éclairent la difficile mission des auteurs dont les personnages vont alimenter les rêves de bon nombre d’enfants. Ils mettent en scène quelques créateurs qui ont vrillé et rappellent combien le message à découvrir entre les strips peut impacter une existence. Celle de celui qui le transmet, comme celle de celui qui le reçoit.
Des idées qui contaminent le lecteur
Leur comics reprend les codes de l’enquête et du polar. Rorschach suit l’itinéraire d’un homme froid, solitaire, intelligent, fin limier sans peur du vide ni de la violence. Le voyage de celui qui se met à la place de ceux sur qui il enquête, des morts comme seule compagnie qui deviennent un vecteur d’introspection.
À chaque page, il est question de Rorschach, mais le personnage n’apparaît plus : son image, son message est accaparé ici et là par d’autres et constitue avant tout une idée, une vision du monde à défendre quoi qu’il en coûte. Radicalisation, haine populiste et populaire, armes à feu, complotisme, conspirationnisme, polarisation sociale et politique des États-Unis, poids de l’Histoire et réécriture de celle-ci… Tom King et Jorge Fornés s’approprient une œuvre culte et s’en détournent sans jamais la dénaturer pour radiographier les années récentes de leur pays. Ils prennent tout le temps qui leur est nécessaire pour poser le décor et éclaircir les contours mouvants et trompeurs de leurs personnages.
Entre dystopie et uchronie, la création propose une vision fidèle de l’univers initialement créé par Alan Moore et Dave Gibbons et se trouve peut-être encore plus proche de la série HBO Watchmen menée par Damon Lindelof, créateur culte de Lost. Notamment grâce à une esthétique classique et familière pour rassurer le public. Avant de le saisir et de l’emprisonner.
Cela dit, pour comprendre à quel point les auteurs jouent avec le fantasme et la réalité, il est préférable de connaître l’histoire des Watchmen. Mais, hors initiés, Rorschach est une œuvre totale, dense, complexe, déroutante. Dans ce monde, les idées se diffusent et contaminent le peuple jusqu’aux lecteurs eux-mêmes, complètement désorientés. Chacun, encore une fois, lira, verra, entendra ce qu’il veut bien lire, voir, entendre. Au-delà de simples taches d’encre. Et vous, que voyez-vous ?
Tom King, Jorge Fornés, Rorschach, DC Comic, Urban Comics, 320 p., 29 €, en librairie le 3 juin 2022.