Critique

Strange Adventures met en lumière la part d’ombre des héros

29 avril 2022
Par Michaël Ducousso
Héros sympathique doublé d'une superstar médiatique, Adam Strange n’a apparemment rien à cacher.
Héros sympathique doublé d'une superstar médiatique, Adam Strange n’a apparemment rien à cacher. ©Urban Comics

En accusant Adam Strange de crimes de guerre, le scénariste à succès Tom King en profite pour interroger le mythe de l’homme providentiel et notre rapport à la figure héroïque.

Depuis son Mister Miracle récompensé d’un Eisner Award en 2019, Tom King s’est imposé comme l’un des auteurs majeurs de sa génération. Que l’on apprécie ou pas son style, il est indéniablement l’un des meilleurs pour révéler les failles humaines des super-héros. Pas étonnant, donc, que son Strange Adventures, publié pour la première fois en français par Urban Comics le 29 avril 2022, ait été l’un des comics les plus attendus à sa sortie outre-Atlantique. Les fans ne trépignaient pas d’impatience à cause du héros (Adam Strange étant peu connu du grand public), mais bien parce qu’ils souhaitaient découvrir ce que King avait encore à nous dévoiler sur la psyché pas toujours reluisante de nos idoles.

Son Mister Miracle avait ému le public en présentant un demi-dieu dépressif, confronté aux défis de la paternité. Heroes in Crisis révélait les syndromes post-traumatiques qu’accumulent les justiciers durant leur dangereuse carrière. Et son « run » de Batman malmenait le Chevalier Noir en le confrontant à une chose pour laquelle il n’était pas taillé : l’amour et la promesse d’une vie heureuse. Avec Strange Adventures, la question était donc de savoir comment Tom King allait disséquer Adam Strange. Mais, cette fois, le regard psychanalytique du scénariste ne s’attarde pas tant sur la figure du héros que sur le rapport qu’entretiennent nos sociétés avec leurs champions mythiques.

Lawrence d’Arabie dans l’espace

Le personnage apparu fin 1958 dans la revue Showcase #17 n’est pas vraiment un super-héros. Adam Strange n’a pas de super-pouvoir, pas d’identité secrète. Il n’est rien d’autre qu’un Américain lambda, un archéologue qui se retrouve embarqué dans une guerre durant laquelle il s’illustre par son courage. Ce pourrait être l’histoire de n’importe quel conscrit de l’US Army, à la différence près qu’Adam Strange n’a pas été déployé sur les plages de Normandie ou au Vietnam, mais sur la planète Rann.

Téléporté là-bas par un étrange rayon Zeta, il s’y est battu pour les beaux yeux d’une princesse, à grand renfort de jet-packs et de pistolets laser. Ça vous rappelle quelque chose ? C’est normal. Adam Strange n’est rien d’autre que la version DC Comics de John Carter, le champion du Cycle de Mars, signé Edgar Rice Burroughs, qui a eu de nombreux descendants, comme Flash Gordon. Le genre de type grand, beau et musclé, incarnation de l’Anglo-Saxon idéal, qui débarque sur une planète armée de ses seules valeurs américaines pour sauver les belles extraterrestres des aliens barbares. Une figure qui a eu son heure de gloire par le passé, mais qui se traîne aujourd’hui des relents impérialistes malvenus.

On peut sauver toute une planète et angoisser à l’idée de gérer un bad buzz.©Urban Comics

Ce n’est sans doute pas tout à fait par hasard si Tom King et le dessinateur Evan Doc Shaner donnent des airs de Lawrence d’Arabie – autre passionné d’archéologie devenu lui aussi un mythe – à leur personnage lorsqu’il part rallier des tribus d’aliens sauvages dans le désert pour lutter contre l’envahisseur.

Car, oui, dans cette BD, Adam Strange a encore une fois dû sauver sa planète d’adoption, et, par là même, la Terre, qui aurait été la prochaine victime des Pykkts, forcément brutaux et sanguinaires. Au début de ce récit, on retrouve donc le parangon américain tout auréolé de gloire à l’issue de sa campagne militaire, au point que certains envisagent même d’en faire le prochain Président des États-Unis.

L’histoire étant écrite par les vainqueurs, Adam Strange a pris soin de publier sa biographie, Strange Adventures, et le lecteur le découvre justement alors qu’il est en pleine tournée de dédicaces. L’accueil du public est bien entendu formidable, jusqu’au jour où un inconnu accuse l’idole d’avoir commis des crimes de guerre dans l’espace. L’histoire aurait pu s’arrêter là si cet individu n’avait pas été retrouvé assassiné le lendemain, visiblement tué par un pistolet laser. L’enquête est lancée.

Élucider un crime dans une ère de post-vérité

Si, dans le monde réel, l’ONU s’est dotée des institutions nécessaires pour condamner les crimes de guerre, dans l’univers de DC, ce sont les super-héros qui enquêtent sur leurs confrères accusés d’avoir perpétré des massacres dans d’autres galaxies. D’ordinaire, c’est plutôt le travail de Batman, le plus grand détective du monde, mais voilà, Bruce Wayne connaît bien Adam Strange et ne veut pas qu’il y ait de conflit d’intérêts. Il demande donc à Michael Holt, alias Mister Terrific, de résoudre le mystère. Contrairement à l’Homme chauve-souris, ce dernier ne fait pas partie des héros les plus populaires de la Terre, mais il n’en reste pas moins le troisième homme le plus intelligent de la planète, capable de citer à brûle-pourpoint le montant de « l’épargne nationale brute du Turkménistan en 2015 » (18,9 %, visiblement, pour ceux que ça intéresse).

Que vaut la parole d’un héros de seconde zone, noir, face à l’enfant chéri du pays, dans l’Amérique contemporaine toujours confrontée à de gros problèmes racistes ?©Urban Comics

Cependant, comme l’enquêteur le fait rapidement remarquer à Batman, le souci n’est pas que l’affaire est compliquée ou qu’il est dépassé par l’ampleur du scandale. Non, il se demande tout simplement si les Américains seront prêts à encaisser la vérité, quelle qu’elle soit. Car Mister Terrific, qui porte son mantra Fair Play cousu sur son costume, n’envisage pas d’épargner l’idole. Il compte bien faire la lumière et prendre son temps pour exposer des faits à une population qui n’aborde la question que par le biais d’émotions changeant aussi vite que les bandeaux des chaînes d’infos en continu.

Tom King fait ainsi écho à l’ère de « post-vérité » dans laquelle Donald Trump a fait basculer l’Amérique et le monde ces dernières années. À l’heure où tout n’est plus qu’une histoire de storytelling, les divulgations de Mister Terrific risquent de ne pas peser bien lourd.

Un vétéran idéalisé

À l’instar des illustrations de couvertures de plus en plus dégradées qui découpent les chapitres, cette enquête va écorner l’image du héros et le récit parfait de sa légende. Ce brave père de famille qui s’est battu pour les siens peut-il être un criminel ? A-t-on le droit de remettre en cause l’intégrité de l’homme providentiel en temps de crise ? Les drames vécus au front peuvent-ils tout justifier ? Autant de questions que se posent l’opinion publique, les médias et les élus américains face à l’enfant du pays idéalisé.

Difficile de ne pas penser aux militaires américains mobilisés dans les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Surtout lorsque l’on sait que l’auteur Tom King s’est lui-même engagé en tant qu’officier du contre-terrorisme au sein de la CIA après les attentats du 11 septembre. Même si les intervenants du récit portent les costumes hauts en couleur typiques des comic books, le fond de l’intrigue renvoie à une réalité malheureusement beaucoup plus sombre.

En égratignant l’image parfaite du héros, Tom King dévoile sa part d’ombre et celle de nos sociétés qui se bercent d’illusions.©Urban Comics

Une impression accentuée par les traits des différents dessinateurs : Evan Doc Shaner, qui illustre par ailleurs Flash Gordon chez Dynamite, dépeint les batailles victorieuses d’Adam Strange en suivant les codes du Silver Age, avec ses héros sans failles et colorés. L’affaire policière et ses implications sont quant à elles illustrées par les cases plus sombres de Mitch Gerards (qui avait déjà mis en images la dépression de Mister Miracle). Le tout aboutit à un récit moins critique envers l’homme qu’envers sa glorification, à l’image de ce qu’a pu produire Clint Eastwood avec American Sniper en 2015. Au final, que le vétéran porte un treillis ou une tenue spatiale, les problèmes restent les mêmes.

Avec Strange Adventure, Tom King fait ce qu’il sait faire de mieux et ce sur quoi on l’attend. Cependant, aucun ne pourra reprocher au scénariste en vogue d’être tombé dans la facilité et de répéter sa recette Mister Miracle. Car, cette fois, ce ne sont plus les failles de nos héros qu’il met en lumière, mais les nôtres, dans un twist final qui n’épargne personne, nous laissant seuls avec cette question : sommes-nous prêts à voir la réalité en face ou préférons-nous vivre en nous racontant de belles histoires ?

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste