Article

Cyrano de Bergerac, père de la science-fiction française ?

24 mars 2022
Par Michaël Ducousso
Tout le monde reconnaît son profil, mais bien peu connaissent son œuvre.
Tout le monde reconnaît son profil, mais bien peu connaissent son œuvre. ©DD Productions

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’écrivain qui a inspiré Edmond Rostand a raconté un voyage sur la Lune, deux siècles avant Jules Verne. Certains voient dans cette œuvre le premier roman de science-fiction français.

Cyrano de Bergerac ? Tout le monde connaît. Son grand nez, sa verve, son talent d’escrimeur… Le public sait déjà tout du héros d’Edmond Rostand, qu’il l’ait découvert sur les planches, ou sous l’allure de Gérard Depardieu au cinéma. Il ne sera donc pas particulièrement étonné par le personnage incarné par Peter Dinklage dans la nouvelle adaptation qui sortira le 30 mars. Une fois encore, Cyrano, confronté à un problème de taille, va œuvrer dans l’ombre pour aider le beau Christian à séduire Roxane, dont il est lui-même éperdument amoureux. Cette célèbre histoire fait doucement rire les quelques-uns qui connaissent le véritable Cyrano, celui qui aurait sans doute couru après Christian, plutôt qu’après sa belle cousine. Et ce n’est pas la seule surprise que réserve ce cadet de Gascogne, d’ailleurs pas Gascon pour un sou.

De la Terre à la Lune, 200 ans avant l’heure

Né en 1619, Savinien de Cyrano de Bergerac était au moins aussi passionnant, si ce n’est plus, que sont pendant théâtral. Tellement fascinant qu’il a inspiré Alain Ayroles pour sa série de bande dessinée De Capes et de Crocs. « Ce poète-bretteur-savant-philosophe semblait aussi démesuré que le personnage de Rostand, se souvient le scénariste qui a découvert la pièce avant de se pencher sur le travail de l’écrivain réel. C’était un esprit libre, incroyablement en avance sur son temps. Dans ses écrits, il luttait avec les armes de l’humour et de la fantaisie contre l’obscurantisme et les préjugés. Ce guerrier était un pacifiste et évoquait déjà, au milieu du XVIIe siècle, la notion de “citoyen du monde”. Comme son double de théâtre, le Cyrano écrivain ne manquait pas de panache ! »

Dans De Cape et de Crocs, A. Ayroles et J.L. Masbou rendent hommage à Cyrano avec le personnage du Maître d’armes sur la Lune.©Éditions Delcourt

Il ne manquait pas non plus d’imagination. Parmi les textes de l’écrivain libertin, Alain Ayroles est tombé sur L’Autre Monde, aussi intitulé Histoire comique des États et Empires de la Lune, auquel l’auteur a donné une suite, solaire, cette fois. Publiée en 1655, il s’agit sans doute de la première œuvre de science-fiction de la littérature française. « C’en est une à mon sens, puisque Cyrano y utilise les découvertes scientifiques de son époque pour nourrir son imaginaire et, sous couvert de fantaisie, pose, comme dans toutes les grandes œuvres de science-fiction, des questions philosophiques », assure Alain Ayroles.

Et il n’est pas le seul à penser ainsi. Le très sérieux auteur de Hard SF, Arthur C. Clark, salue même l’imagination de Cyrano dans Greetings, Carbon-Based Bipeds !, en le présentant comme l’un des premiers à avoir décrit un voyage spatial et pensé le concept de statoréacteur avec sa « fusée » de verre propulsée à la vapeur… En bref, depuis tout ce temps, on avait le premier génie de la science-fiction française sous le nez, et quasiment personne ne s’en est aperçu.

La faute à Rostand ?

À écouter Claudine Nédelec, professeure émérite de littérature et de langue française à l’université d’Artois, tout ça, c’est en partie la faute d’Edmond Rostand. Le succès retentissant de son œuvre « a occulté l’auteur, d’autant que la pièce n’accorde que peu d’importance au voyage de Cyrano dans la Lune ». Mais le dramaturge n’est pas le seul responsable. Selon la spécialiste du XVIIe siècle, autrice de Cyrano de Bergerac, entre science et fiction, l’œuvre du poète-bretteur aurait été oubliée du fait de son originalité même.

Avec ses airs de comédie musicale, la nouvelle version de Cyrano de Bergerac n’aurait pas déplu au personnage éponyme, lui-même haut en couleur.

« Au XIXe siècle on a dévalorisé tout ce qui dans le siècle de Louis XIV ne pouvait pas être considéré comme classique. On a valorisé Corneille, Racine, mais les auteurs de second rayon ont été considérés comme des curiosités littéraires, on a fait d’eux des marginaux… » Libertin, homosexuel, un temps Frondeur, et auteur d’un voyage lunaire mêlant science, philosophie et burlesque, Cyrano avait tout pour atterrir dans cette catégorie. Mais en plus d’un siècle, les choses ont changé et les chercheurs se sont penchés sur son œuvre, avec cette question qui déchaîne les passions universitaires : L’Autre Monde relève-t-il de la science-fiction ou du roman épistémologique ?

C’est l’intention qui compte

Avec ses Sélénites quadrupèdes et intelligents et ses vaisseaux spatiaux à vapeur, l’œuvre de Cyrano ne semble pas moins « science-fictionnelle » que celle d’un George Lucas. Le Français est même beaucoup plus rigoureux du point de vue scientifique que le père de Star Wars avec ses sabres lasers inconcevables et ses X-Wings qui font du bruit dans l’espace. Seulement, Cyrano de Bergerac s’appuie sur la science de son époque. « Il invente des machines extraordinaires qui marchent selon des principes avérés ou perçus comme tels au XVIIe siècle. Ça rappelle Verne, il extrapole certaines choses qui sont discutées à son époque en imaginant qu’on a trouvé des solutions. D’ailleurs, ce qui m’a frappé dans les différentes éditions du texte, c’est que ce qui est le plus représenté, ce sont ses machines. »

Le premier engin équipé d’un simili-statoréacteur pensé par Cyrano pour atteindre le Soleil.©Illustration de Lorenz Scherm en 1710

Mais, pour Arnaud Brunet, tout cela, ça ne suffit pas. Ce critique de science-fiction, contributeur régulier de la revue spécialisée Bifrost, refuse d’attribuer l’étiquette « SF » à Cyrano de Bergerac, pour une simple et bonne raison : la science-fiction, du temps de l’écrivain, ça n’existait pas. « J’ai envie de renvoyer à la définition de Norman Spinrad : doit être considéré comme de la science-fiction tout texte écrit comme étant de la science-fiction. » Arnaud Brunet reconnaît tout de même certaines qualités à Cyrano. « Il imagine tout un système physique, biologique et même politique en partant du principe que la Terre est à la Lune ce que la Lune est à la Terre. Il essaie d’imaginer un système investi d’une certaine cohérence, ce qui est caractéristique de la science-fiction. » Seulement, ça y ressemble sans en être, vu qu’il n’écrit pas dans le but d’en faire…

Claudine Nédelec tique elle aussi sur l’aspect anachronique de l’appellation, mais choisit une troisième voie. « Je pense qu’on peut employer le terme de science-fiction en sachant qu’on ne désigne pas un genre établi, créé plus tard, mais un mélange de science et de fiction. » Chacun sera ainsi satisfait et les libraires pourront correctement étiqueter L’Autre Monde pour le glisser dans le rayon adéquat. Car, au final, c’est ça le problème : dans quelle case ranger Cyrano de Bergerac ? C’est vraiment un débat franco-français, car les anglophones ont beaucoup moins de scrupules à placer son œuvre ou Le Songe, le récit lunaire de Johannes Kepler écrit en 1608, dans la catégorie science-fiction.

Dans De Cape et de Crocs, A. Ayroles et J.L. Masbou rendent hommage à Cyrano avec le personnage du Maître d’armes sur la Lune.©Éditions Delcourt

« Ce qui pèse beaucoup en France, c’est cette fabrication du classicisme au XIXe siècle, regrette Claudine Nédelec. Ça a figé les choses à la fois dans la conception de ce qu’est un genre et, au-delà, dans la séparation des domaines de la science et de la littérature qui est très forte en France, beaucoup plus que dans d’autres pays européens. » Arnaud Brunet la rejoint sur ce point. « De nos jours, on aime bien mettre des étiquettes : il y a les mathématiciens, les philosophes, les physiciens… À l’époque de Cyrano, on avait la notion de la culture de l’honnête homme, l’individu qui savait l’ensemble des savoirs de son époque sans mettre de barrière. C’est vrai qu’on retrouve cette pluridisciplinarité dans la science-fiction, qui est de la littérature partant de concepts scientifiques. Seulement, à leur époque, Kepler et Cyrano ne savaient pas que ce genre allait exister, mais, s’ils l’avaient su, sans doute qu’ils auraient dit : “Oui, c’est ce que je fais”. »

Finalement, Cyrano n’est peut-être pas un auteur de science-fiction, tout simplement car il en écrivait « before it was cool ».

À lire aussi

Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste