
Au cœur d’un Japon de 1886 en mutation, un médium et deux démons-enfants guident les âmes errantes. Dans Les lueurs de l’outre-monde, une histoire complète en un tome, le mangaka Yamakujira confronte folklore, Histoire et blessures intimes dans un récit à la fois doux et funèbre.
Fin XIXe siècle. Les lanternes à huile côtoient les premiers lampadaires, les kimonos croisent les complets-vestons importés de Londres. Yamakujira installe son récit en l’an 19 de l’ère Meiji, moment où la guerre de Boshin a refermé le shogunat, mais pas les plaies du pays. Les ruelles grouillent encore de « pêcheurs de choléra », les journaux s’empressent de populariser les chroniques surnaturelles tout juste tolérées par la censure impériale. Dans ce décor composite, la frontière entre visible et invisible paraît soudain perméable. Voilà, dans les grandes lignes, le cadre de ce nouveau manga édité par Kurokawa.
Des passeurs d’âmes pas tout à fait innocents
Sous la forme de deux gamins munis de cornes, Torasuke et Ushimatsu arpentent les maisons endeuillées. Leur rôle ? Prélever l’ultime souffle qui flotte au-dessus d’un corps, puis déposer la bulle d’âme sur la rivière Sanzu pour qu’elle dérive vers l’au-delà. La routine se grippe lorsqu’un certain Sôma – journaliste le jour, médium la nuit – les interpelle sans ciller.

Lui voit ce que le commun ignore et troque ses dons contre de menus revenus, jusqu’à proposer une alliance : « Aidons-nous pour que les morts ne s’accrochent plus aux vivants ». La rencontre inverse la perspective : soudain, des créatures destinées à rester invisibles goûtent à l’attention d’un humain, et vice-versa.
Folklore et regrets
Derrière la chasse aux fantômes se glissent des sujets plus rugueux : destins féminins brisés à l’ère Meiji, ravages du choléra dans les villages portuaires, traumatisme des jeunes soldats revenus de la guerre. Nene, survivante silencieuse qui apparaît un peu plus tard dans le manga, cristallise ces sujets. Son histoire, que Torasuke effleure sans comprendre, rappelle que les regrets n’appartiennent pas qu’aux esprits ; ils s’incrustent aussi sous la peau des vivants.
Un coup de crayon tendre mais lucide
Visage rond, grands iris et petites cornes : le character design est bien celui d’un manga, mais chaque page dissimule une douce gravité. Yamakujira juxtapose bouilles malicieuses et apparitions liquides d’ayakashi qui réclament : « Tes regrets ! Donne-les-nous ! ». Le contraste fonctionne : humour en surface, mélancolie en profondeur. La jaquette française accentue d’ailleurs ce mariage des contraires avec un vernis sélectif brillant sur une scène de veillée funéraire crépusculaire.

Une édition française à la hauteur
Pour faire honneur à ce joli récit, Kurokawa livre un volume souple, au papier opaque et au lettrage net. Nous avons tout particulièrement apprécié les six pages de glossaire qui viennent éclairer le lecteur béotien sur la différence entre ayakashi, kamis et autres rites Obon. Quant à la traduction de Xavière Daumarie, elle privilégie une langue sobre, cohérente avec la tonalité du récit.
Au-delà du déjà-vu
Certes, le motif du passeur d’âmes n’est pas neuf. Pourtant, l’auteur réussit à condenser en moins de 200 pages un mélange d’émotion contenue, de contextes historiques précis et d’images qui restent en tête. La brièveté de l’intrigue, loin de frustrer, donne à chaque épisode la densité d’une courte cérémonie funèbre : on allume, on veille, on laisse la lanterne se consumer.

Surtout, le lien inédit entre Sôma et Torasuke transforme la question « Que deviennent nos morts ? » en « Que faisons-nous des vivants qui portent les morts en eux ? ». Voilà pourquoi Les lueurs de l’outre-monde s’impose comme un récit autonome, capable de faire vibrer un large lectorat, et particulièrement ceux en quête d’un manga court, soigné et subtilement poignant.