Après le carton du Batman de Matt Reeves auquel Colin Farrell grimé en bandit manchot n’était pas pour rien, voici que sort un spin-off dédié à son personnage. Une réussite qui nous a cloué le bec.
En 2022, à l’image des critiques Jean-Marc Lalanne – qui saluait « un film très éprouvant au service d’un Batman magistralement incarné par Pattinson » – et Pierre Murat – qui parlait, lui, « d’un film noir absolument remarquable » –, la réception de la nouvelle adaptation de Batman au cinéma, fresque sombre et étouffante de près de trois heures, a laissé tout le monde pantois.
Moins épique que celui de Christopher Nolan, plus sombre que celui de Zack Snyder dont la fameuse « Martha Scene » fut raillée par les journalistes et les spectateurs, le public a globalement salué un film plus authentique et viscéral que jamais.
Face à un tel succès, difficile de ne pas surfer sur la vague. C’est pourquoi, en attendant la suite des aventures de Batman prévue pour 2026, c’est le personnage du Pingouin tout de violet vêtu et interprété par un Colin Farrell méconnaissable que DC nous propose de découvrir sur la plateforme Max le 20 septembre. Succès ? Ratage ? Et si la couleur prune devenait à la mode ?
Bons baisers de Gotham
The Penguin, nouvelle série produite par Matt Reeves et créée et écrite par Lauren LeFranc, se concentre donc sur un personnage au plumage trouble. Oswald Cobblepot (Oz Cobb pour les intimes), nous apparaît claudicant, maladroit, suant et peu sûr de lui. Il faut dire que son handicap, son bec de lièvre (ou de manchot) et son visage monstrueux l’éloignent des figures mafieuses et classieuses que le 7e art a eu l’habitude de nous mettre dans la tête.
Porté par le charismatique Colin Farrell, qui apporte sa science du jeu et sa palette d’émotions, du drame à l’humour le plus cynique, le Pingouin prend corps grâce à l’intervention du duo Michael Marino et Naomi Donne.
Tous deux spécialistes du maquillage au cinéma, leur travail à quatre mains leur avait déjà valu une nomination pour l’Oscar du meilleur maquillage pour The Batman. Ils ont ici travaillé un masque d’un grand réalisme avec la volonté de retrouver chez Oz le nez bergeresque de John Cazale dans Le Parrain de Coppola.
À l’écran, même si quelque peu pataud, le Pingouin, comme le surnomment ses détracteurs, reste un truand denté d’or qui a fait ses classes auprès de Carmine Falcone (John Turturro), le parrain du crime de Gotham City.
Laissé pour mort dans The Batman, c’est à la fille de ce dernier que les rênes de la pègre de Gotham reviennent : Sofia Falcone (Cristin Milioti), longtemps incarcérée à Arkham où elle a sombré dans la folie et la cruauté. Dans son sillage, les différents clans coincés entre Falconi et Marroni, qui se partagent le pouvoir dans les entrailles de la ville, sentent le vent tourner et l’occasion de peut-être prendre le dessus sur leurs concurrents dans cette guerre des gangs qui s’annonce.
C’est dans ce marasme politico-criminel que le magicien Oz tente de faire son nid, prenant par la même occasion le jeune Victor Aguilar (Rhenzy Feliz) sous son aile. On assiste alors à la naissance d’un oiseau de proie qui, derrière « ses ailes de géant [qui] l’empêchent de marcher », attise les haines, manipule les esprits et fomente son putsch.
« Oswald Cobb, homme du peuple, c’est ce que vous devez croire, n’est-ce pas ? » Notre antihéros, à l’accent des Italo-Américains façon Robert De Niro, vient d’un milieu populaire. Il est très (voire trop) attaché à sa mère, cherchant sa reconnaissance constante, et est prêt à tout pour que celle-ci soit fière de lui. La série nous montre un personnage en apprentissage, un transfuge de classe estropié qui refuse d’être considéré comme un handicapé, sous-estimé, mais désireux de transmettre au jeune Victor son savoir-faire. Jusqu’à apprendre que dans ce monde, l’attachement est une faiblesse et la famille un poids. Un homme-oiseau dont les larmes coulent à l’intérieur.
On a tous en nous quelque chose de Martin Scorsese
« You’re talkin to me ? », aurait-on pu s’attendre à entendre Oz déclamer devant le miroir de sa salle de bain. Loin des films de super-héros des années 2010, l’univers étendu de Matt Reeves s’inspire des polars sales et austères des années 1980, où la nuit, la pluie, les jeux d’ombre et de lumière dessinent une atmosphère étouffante.
Donner de la crédibilité au passé du Pingouin passait inévitablement par la création d’un univers sombre, violent, à des encablures de la sophistication de Nolan. Tout en étant aussi très nuancé, présentant des personnages profonds et complexes teintés de culpabilité, de violence, de désir de vengeance. Des ingrédients que le duo Matt Reeves et Lauren LeFranc a pu aisément trouver dans le cinéma de Martin Scorsese.
After Hours. Le titre du premier épisode de la série, réalisé par Craig Zobel, fait d’ailleurs une référence on ne peut plus directe à l’un des nombreux films new-yorkais du réalisateur. Une aventure nocturne qui, de bar en bar, imprime en nous le décor vertical de la capitale américaine, modèle, avec Chicago, de Gotham City. Celle-ci, cité fictive abritant les pires crapules, est dépeinte comme une ville en pleine décomposition, marquée par la corruption, la criminalité et la pauvreté.
En découle une ambiance poisseuse, sombre, claustrophobique, bien loin de l’expérience de l’univers Marvel que LeFranc avait pu avoir en travaillant sur Marvel : les agents du S.H.I.E.L.D. Cet aspect glauque tend aussi à invoquer le comics Arkham Asylum sorti en 1989, et son pendant vidéoludique sorti en 2009, qui vont donner à la folie une place de choix dans l’écriture des personnages de la saga souvent affectés de failles psychologiques. Bien loin des protagonistes lisses et super-héroiques du MCU, on se retrouve plutôt plongés, avec succès, dans les méandres de l’âme humaine version Taxi Driver.
Humain, trop humain
The Penguin, personnage comme série du même nom, partage une vision de l’humanité érodée, fatiguée, crasseuse. Vivre à Gotham City, déambuler dans ses ruelles où se mêlent insécurité, rêves avortés, laideur humaine, c’est faire face à une remise en cause constante de la notion de justice absolue. L’innocence de Victor ? Souillée. La solitude du Pingouin ? Incommensurable. L’injustice de Sofia ? Infinie. Tout se fait nuance, rien n’est absolu. Tout est trop humain et donc faillible.
Les personnages que l’on découvre dans The Penguin doivent constamment redéfinir ce qu’ils considèrent comme juste et moral, et subir des parcours de vie bien souvent déterminés. Ainsi, l’ambition et la nature criminelle d’Oz seraient aussi en grande partie liée aux normes et valeurs imposées par la société, aux attentes (ou celles qu’il croit percevoir) que son environnement et en l’occurrence, sa mère, ont de lui.
Les huit épisodes de cette série sont autant d’étapes d’une introspection subtile de ses différents personnages, qui les pousseront à repenser leur rôle social, à questionner leurs valeurs qui ne sont en rien absolues, leurs appartenances, leurs liens, et à embrasser pleinement leurs contradictions.
Un processus de déconstruction d’une grande intelligence, évitant l’écueil de personnages unidimensionnels, qui ira jusqu’à les enfermer dans une forme de nihilisme face à ce sentiment d’injustice profond, de vengeance qui les étrille (à quel prix ?). Comme un appel du pied du côté du Joker de Todd Phillips sorti en 2019 et dont la suite sortira le 2 octobre 2024. Et si finalement, « A Batman Extended Universe » prenait doucement, mais sûrement forme sous nos yeux ?
A Batman Extended Universe ?
À quoi ressemble Gotham sans la chauve-souris ? On l’aura attendu épisode après épisode, espérant voir poindre le bout de ses oreilles noires. Mais le rimmel de Robert Pattinson n’aura pas fait la moindre apparition dans ce spin-off censé pourtant préparer à la sortie de The Batman – Partie II, prévu pour 2026. Le Pingouin vole pour l’instant de ses propres ailes, mais pour combien de temps ?
En effet, comme le disait Matt Reeves dans une interview, la Warner serait en passe de poser les pierres d’un nouvel édifice, une sorte de Batman Extended Universe en marge du DCEU. Dans cette nouvelle galaxie de contenus s’inscrivent déjà officiellement les films The Batman de Matt Reeves et la série The Penguin qui, par leur casting et leurs intrigues intriquées, se répondent l’un l’autre.
Les Joker de Todd Phillips, même s’ils partagent des similarités thématiques avec les films et séries cités précédemment, semblent en décalage en termes d’époque. Bruce Wayne n’y a en effet pas le même âge. On n’est pour autant pas à l’abri d’une surprise et d’un saut dans le temps, ou d’un Joker vieillissant. D’autant que ce dernier aurait été repéré dans une scène coupée de The Batman.
Les autres projets qui seraient officiellement partie prenante de cet univers seraient deux séries qui viendraient dépeindre respectivement le fonctionnement de la police de Gotham, esquissée dans The Batman, et les coulisses de l’institution psychiatrique Arkham, dévoilée dans The Penguin. Quoi qu’il en soit, The Penguin est une réussite et se fait la promesse supplémentaire d’un univers très pertinent.