Qu’il soit d’action, de zombies ou de science-fiction, finalement peu importe ! Avant toute chose, le nanar est un film drôle. Certes, involontairement drôle. Mais drôle quand même !
Aileron rasant à la surface de l’eau. Mâchoires acérées. Dans Sous la Seine (2024), le dernier film du réalisateur de Hitman (2007), Xavier Gens, multiplie les incohérences, les fautes de ton, et va jusqu’à citer presque plan pour plan un des plus grands nanars italiens de l’histoire, L’Ultimo Squalo (1981) d’Enzo G. Castellari… Irrémédiablement, on commence alors à ressentir une crispation au niveau des maxillaires.
Les zygomatiques s’emballent : il ne s’agit pas d’un cri face à l’horreur des démembrements carnassiers causés par un requin mako qui aurait remonté la Seine, mais d’un rire irrésistible. On assiste en direct à la naissance d’un nanar.
Pour mieux comprendre la mécanique à l’origine de tels ratés dans l’histoire du cinéma et partager au passage quelques bonnes tranches de rires avec vos amis cet été, plongez avec nous, en compagnie de François Theurel alias Le Fossoyeur de films, dans les eaux troubles de l’émergence des nanars !
L’art sacré du nanar
« Un navet tellement navet que ça en devient un dessert. »
Nanarland
Cet extrait de la définition du nanar disponible sur le site de référence du genre, Nanarland, rappelle que ce dernier est avant tout une croûte, un mauvais film tellement juteux qu’il en devient hilarant. Mais ce qui est le plus important pour définir ce type de réalisation réside dans l’intentionnalité du projet : une œuvre se voit affublée de cette étiquette quand l’intention du réalisateur ne résonne pas auprès de son audience, quand un décalage existe entre le message envoyé et la réception qui en est faite.
Le terme « nanar », popularisé dans les années 1990 par le critique de cinéma François Forestier, mais que l’on doit selon Antonio Dominguez Leiva et Simon Laperrière, auteurs du livre Éloge de la nanarophilie (2016), au mouvement surréaliste, peut donc être lié à de nombreux types de films qui font rire alors qu’ils ne devraient pas.
Comme François Theurel le précise, il s’agit aussi de productions qui comprennent en plus une forme d’innocence du réalisateur, qui n’a pas conscience de ce décalage. Une discordance qui repose sur un certain nombre d’éléments caractéristiques que le youtubeur résume dans sa vidéo consacrée aux nanars : des effets visuels et sonores de piètre qualité, dus à un manque de budget ou de temps – comme les magnifiques têtes de zombies volantes dans Zombi 3 (Lucio Fulci, Bruno Mattei et Claudio Fragasso, 1988) –, des tenues et des coiffures qui devraient être interdites par la décence – Sean Connery comme vous ne l’avez jamais vu dans Zardoz (1974) –, ou encore des dialogues et des VF fantastiques d’absurdité.
Le nanar, par nature, est défini comme tel par son audience puisque c’est dans l’écart entre les intentions sérieuses, ambitieuses et le rire provoqué qu’il naît. Des réalisations qui sont bien souvent vues collectivement, car le rire est une pulsion partagée, mais qui tendent aussi à être de plus en plus considérées comme légitimes. « Le nanar est une pratique de cinéphile. Il faut connaître les codes pour vraiment s’en amuser », avance ainsi François Theurel.
Avec le temps, cette contre-culture s’est codifiée et même sacralisée, au sens du philosophe René Girard, c’est-à-dire reposant sur des rites, des mythes et des interdits. François Theurel persiste et signe : « Plus un truc comme ça est contre-culturel et plus il devient codifié. C’est le grand paradoxe. […] Pour revenir au nanar, je pense que pour toutes ces raisons, c’est quelque chose qui est extrêmement codifié, qui est bourré d’idoles et surtout d’évangiles. »
Ces évangiles s’expriment d’abord dans des rites qui permettent aux aficionados du genre de se reconnaître, de créer leur propre légitimité face aux dominants : « Tu envoies un grand fuck à l’establishment, mais tu veux montrer que tu es légitime, qu’il y a quelque chose qui est vraiment intéressant, qui est précieux dans ce que tu fais. » Et qui dit culture underground dit cinéma de genre : hormis certaines perles comme le cultissime et ambitieux The Room (2003) de Tommy Wiseau, qui se rêve mélodrame, ces comportements sont visibles dans les grands festivals de cinéma de genre comme le BIFFF en Belgique ou le festival de Gérardmer en France. Mais aussi dans ces fameuses sessions de minuit, ou Midnight Movies, nées dans les années 1950 et durant lesquelles il était possible de voir, une fois les 12 coups de minuit sonnés, des films de série B à petit budget.
Ces rites reposent aussi sur des répliques cultes que l’on se lance comme un signe de ralliement, à l’image du célèbre « Philiiiiiippe » hurlé par un moustachu blond à bandana ringard dans Hitman le Cobra (1987). « C’est un peu comme les Mangemorts dans Harry Potter qui se montrent leurs tatouages. Vas-y, montre-moi le tien, je te montrerai le mien. » Merci, François, on n’aurait pas pensé à caler du Harry Potter dans cet article !
En parlant de mythes, la culture nanar en a de nombreux. Il y a les acteurs, avec des gueules de cinéma comme Bruce Baron, les frères Paul, Robert Z’dar, mais aussi les réalisateurs comme Bruno Mattei (Virus cannibale, 1980), Jean-Marie Pallardy (L’Amour chez les poids lourds, 1978) et l’incontournable Ed Wood (Plan 9 from Outer Space, 1959). Trône aussi sur le genre, et encore plus depuis quelques années, la figure flottante du requin.
Comme l’analyse François Theurel : « Il y a vraiment une obsession des requins. Pour le monde réel, avec de larges guillemets, le requin c’est vraiment la quintessence de la bête qui fait peur. Et que Les Dents de la mer de Steven Spielberg, bien entendu, a contribué à rendre ultraflippante. Ce qui fait que, dans la foulée, il y a eu beaucoup de plagiats. Et des plagiats fauchés, même les suites, surtout Les Dents de la mer 3D, qui était complètement fauché, et donc c’est devenu vite ridicule. Et vu qu’après, il y a eu ce réservoir intense de films de requins pourris dans les années 1980, quand le goût du nanar s’est développé dans les années 1990 et 2000, je pense que ça a été un bon vivier dans lequel puiser. Ça a fait du requin l’icône absolue du nanar, le monstre nanardesque. C’est ce qui fait qu’ensuite Sharknado est arrivé. »
Avec la mention de la saga Sharknado, qui compte six films (2013-2018), viennent naturellement les interdits. Développée par la société de production américaine The Asylum, cette série de films est née de la compréhension de l’existence d’un public et d’une manne financière au sein de la communauté nanar. Comme le studio Troma (A Nymphoid Barbarian in Dinosaur Hell, 1990) avant eux, The Asylum et d’autres se sont donc mis à développer des projets volontairement ridicules et ratés : les comédies nanardesques. Or, par définition, ces comédies ne sont pas des nanars. En effet, l’intention de la production est de faire rire, et un film comme The Toxic Avenger (1984) remplit donc son objectif : il fait rire, certes, mais il fait rire AVEC le film, quand le nanar se définit au contraire par sa capacité à faire plutôt rire DU film.
Rire du film : combien sur l’échelle de Rirechter ?
Frondeur, transgressif… Le rire n’est pas toujours aussi jovial qu’il y paraît et peut se faire plus critique qu’amusé. C’est le cas lorsqu’un film à la qualité douteuse croise le chemin de cinéphiles avisés, en pleine maîtrise des codes cinématographiques. On se met alors à rire DU film.
Comme le dit justement le théoricien du cinéma Christian Metz, face à une audience connaisseuse, le rire se fait « protestation explicite, devant une impression vraiment (trop) grande d’illogisme ». C’est le cas devant des œuvres angulaires du genre comme Turkish Star Wars (1982) de Çetin İnanç, ou Troll 2 (1990) de Claudio Fragasso. Réaction pulsionnelle devant ce qui ne peut être jugé que comme raté.
Mais là encore, cette réaction n’est pas agressive, contrairement à la réaction abrasive que l’on peut avoir face un à navet sans âme ni personnalité. On rit, mais en empathie avec le réalisateur, avec tendresse face à une tentative certes maladroite, mais engagée et passionnée. « Le nanar, c’est une innocence. C’est pour ça que les vrais nanars sont rares. Et c’est pour ça qu’à ce jour, Ed Wood reste le plus grand symbole du nanar parce que, vraiment, il avait cette innocence totale dans son amour de faire des films ; il y croyait et il y avait quelque chose d’extrêmement touchant. Tu ris du film devant un nanar, mais, fondamentalement, tu as de la bienveillance. À la fin, tu as juste envie de prendre le réalisateur dans tes bras et de lui dire, bon, ce n’est pas grave. Moi aussi, j’aime bien le cinéma. »
Pour autant, le rire est bien là. Et cette poussée émotionnelle qui nous fait nous tortiller, plaçant le film haut sur l’échelle de Rirechter, est bien souvent un indice de la qualité d’un film. Que le rire ait été voulu ou non par le réalisateur, le simple fait qu’il y ait des éclats de rire, créant une communion dans une salle de cinéma, est en soi un succès : le film fait mouche d’une manière ou d’une autre.
Reste que la propension de l’industrie cinématographique à produire des nanars, à laisser exister un certain nombre de ces ovnis, dit quelque chose du contexte dans lequel ils ont été produits.
Les nanars aujourd’hui : la fin de l’innocence
Comme nous le rappelle l’autrice et metteuse en scène franco-turque Sedef Ecer dans son spectacle Istanbollywood, le cinéma turc a vécu son « âge d’or du Bosphore » dans les années 1970. Pendant près de 40 ans, le cinéma d’exploitation turc a accouché d’un volume considérable de films estampillés « d’action, de zombies, de science-fiction, de terreur, d’aventures, de genre, musicaux, psychédéliques, érotiques ou contes de fées », dans lesquels elle se fera un nom en tant qu’enfant star. Turkish Star Trek (1973), Turkish Batman (1973), Turkish Superman (1979), Lion Man (1975)… Des remakes à petit budget de productions américaines dans lesquels on retrouve de manière systématique, ou presque, un détournement de la musique du Parrain signé Nino Rota. Une période hors du temps qui disparaît peu de temps après le coup d’État de 1980, emportant avec lui bon nombre de copies de ce cinéma étrange.
Ainsi, le nanar semble ne pouvoir apparaitre que dans des conditions bien particulières. Dans une société de liberté créative d’abord, car, « aujourd’hui, tu fais un Turkish Superman, tu te fais atomiser par le système, attaquer en justice, ça devient un phénomène sur Internet. » Mais aussi à une époque où le savoir-faire technique restait encore bancal. Comme le dit François Theurel : « Aujourd’hui, même sur des productions fauchées, c’est très facile de faire des visuels assez cossus, d’avoir des plans un petit peu cool. Contrairement aux années 1980-1990 où l’image cinématographique était inaccessible si tu n’étais pas dans le milieu du cinéma et que tu n’avais pas un certain type de caméra. Aujourd’hui, tout le monde peut accoucher de visuels très léchés. Pour peu qu’on sache un tout petit peu par où aborder le truc. »
Se pose encore, dans la possibilité d’existence des nanars, la question de l’innocence. Aujourd’hui, à l’image des productions Troma ou The Asylum, on a trop conscience de ce que l’on produit, de l’impact que l’on veut produire. L’objectif est « marketing », le public est une « cible », les films de plus en plus des « contenus ». Et la passion ? Et la spontanéité des auteurs ? Noyés dans un flot de prescriptions à respecter « qui empêchent les vrais nanars d’exister aujourd’hui. Car tu ne peux pas calculer la création d’un nanar ».
« Quand tu vois un film comme The Flash (2023) de Muschietti, je ne sais pas si on peut le qualifier de nanar. C’est un accident industriel incroyable, improbable, qui ne ressemble à rien, qui a tous les atours du nanar, mais… Je ne sais pas, je n’arrive pas encore à l’associer vraiment à cette forme d’innocence. » Hormis donc quelques exceptions notables comme Sous la Seine de Xavier Gens ou, dans sa globalité, le cinéma de M. Night Shyamalan, qui oscille en permanence entre le film de genre réussi et le nanar, la disparition progressive des nanars est réelle.
L’erreur se fait volontaire. Le ridicule se fait méta. Or, un tel effacement est aussi l’expression d’une disparition de la prise de risques dans la production cinématographique. Surcalibrés, standardisés, les films ont certes moins de chances donc d’être ratés… mais également moins de chance d’être véritablement novateurs.
La fin des nanars serait donc l’expression subtile de la fin du cinéma ? Sans en arriver là, il est vrai que l’authenticité, la passion vibrante dans ces films ratés, semble en voie de disparition dans l’industrie d’aujourd’hui. Même s’il reste de très bons films à découvrir, il manque peut-être un peu de cette magie qui, plus que jamais durant l’été où la nostalgie se fait prégnante, « nous incite encore plus à nous tourner vers le passé, à idéaliser un petit peu l’innocence de cette époque ».