L’avocat de Marvel, qui rend une justice aveugle à ses heures perdues, fête ses 60 ans ce mois-ci. L’occasion pour le psychologue Anthony Huard de tenter de cerner ce personnage particulièrement torturé.
On a souvent comparé Daredevil à Batman, notamment parce qu’ils ont tous les deux été témoins de l’assassinat de leurs parents et ont ensuite incarné leur plus grande peur enfantine pour affronter les méchants. Est-ce une réaction surprenante ?
Cela ressemble à un mécanisme de retournement. Face à une peur, un effroi terrible, un mécanisme psychique s’opère pour tenter de la faire vivre à l’autre et ainsi la neutraliser par un retournement vers l’extérieur. C’est un peu le même principe que lorsque les enfants se mettent en danger en lançant un “même pas peur” qui a pour fonction de la conjurer, alors qu’au fond, ils sont terrifiés. Batman et Daredevil poussent ce mécanisme un peu infantile à l’extrême, en arborant l’objet de leur peur sur leurs costumes, parce que ce sont des super-héros.
Mais la peur disparaît-elle pour autant, ou apprennent-ils simplement à vivre avec ? Parce que Daredevil est souvent surnommé “l’homme sans peur”, comme s’il s’en était débarrassé…
C’est un mécanisme ingénieux, car il joue avec celui de la phobie : on concentre l’angoisse sur un objet, et ensuite plus rien, à part cet objet, ne provoque la peur. Quand on est arachnophobe, on a peur des araignées, donc on est très angoissé quand on en voit une, par contre, le reste du temps, on ne ressent pas d’angoisse particulière. Ce phénomène de la phobie ne fait pas disparaître la peur, mais il permet de la canaliser sur un objet particulier.
Chez Daredevil comme chez Batman, il y a un double retournement, puisqu’ils se fondent dans l’objet qui incarne leur peur. Dans les premiers temps, le costume de Daredevil évoque même celui de son père en tant que boxeur, ce qui renvoie au moment traumatique de la mort de ce dernier. Même s’il projette sa peur vers l’extérieur, on voit bien qu’il y a toujours quelque chose qui lui pèse sur la conscience. En plus, il a la particularité de perdre la vue, donc il est aveugle à ce qui se passe autour de lui. À un moment donné, il dit qu’il ne peut pas avoir peur quand il se jette dans le vide, puisqu’il ne voit même pas où il va.
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C’est pour cette raison qu’il n’hésite pas à prendre tous les risques pour mener à bien sa mission, quitte à frôler la mort ?
Son nom, Daredevil, signifie “tente le diable”, que l’on traduirait plutôt en français par “trompe-la-mort”. Il y a quelque chose en lui qui le pousse à aller jusqu’au bout, jusqu’à tromper la mort pour prouver que son histoire est conjurée et qu’il peut s’en sortir. Cela rejoint le comportement de son père qui a, lui aussi, persévéré, sans compromission, en refusant de truquer un match, quitte à en mourir.
Ce besoin d’acharnement peut également se rattacher à celui de voir ce qui tient encore lorsque tout est perdu. En général, pour les enfants, la figure qui ne lâche jamais est la mère, mais c’est la grande absente de l’histoire de Matt Murdock.
Elle a en effet quitté le foyer familial pour devenir nonne, lorsqu’il n’était encore qu’un nourrisson. Il la retrouve quand il est grièvement blessé, qu’il a tout perdu, et elle prend soin de lui. Il n’empêche que cette absence de mère est un autre de ses traumatismes. Cela peut-il expliquer pourquoi sa relation aux femmes, que ce soit Elektra, Karen Page, ou d’autres, est toujours dramatique ?
Alors oui, Daredevil et les femmes, ça fait deux, voire trois. Elles restent une énigme pour lui, ce qui est un comble pour cet homme qui est doté, quand même, de super sens capables de tout percevoir de son environnement, jusqu’aux battements de cœur de l’autre – ce qui lui permet de savoir s’il ment, s’il dit la vérité, s’il est affolé ou apeuré… On pourrait se dire qu’il a toutes les capacités sensorielles pour décoder ce qui se passe chez l’autre et détecter des relations qui ne sont pas épanouissantes. Beaucoup d’hommes ou de femmes pourraient l’envier, mais, finalement, ça ne lui est pas d’un grand secours, puisque sa relation aux femmes constitue une sorte de point aveugle chez lui.
Il y a une forme de déni ou quelque chose qu’il n’arrive pas à résoudre, et qui finit toujours par lui échapper. On peut effectivement lier cela à l’énigme maternelle. Il n’a jamais cherché à en savoir beaucoup plus sur sa mère, comme pour se prémunir d’une vérité dérangeante. Pour éviter de se demander : “Est-ce qu’elle m’a abandonné parce que j’étais un petit diable ? Ou parce que j’étais une faute de sa part ?”
Pour ne pas trouver de confirmation à quelque chose d’effrayant, il ne cherche pas à en savoir plus et, finalement, il transpose tout ce mystère à l’image féminine en général. À un moment donné, ça finit par un abandon, comme une sorte de répétition éternelle de ce qu’il a vécu. C’est justement le côté tragique de Daredevil : malgré toutes ses aptitudes, il est pris dans une répétition qui lui échappe complètement, avec, en plus, des hauts très hauts et des bas très bas.
C’est un homme plein de paradoxes. L’un des principaux étant d’ailleurs qu’il est avocat, car il croit en la justice de son pays, mais qu’il n’hésite pas à s’y substituer lorsqu’il estime que sa propre vision de la justice est meilleure.
C’est d’autant plus étonnant que cette justice est sa vocation, avec, en plus, la promesse faite à son père de devenir un homme de loi. Donc s’il devient avocat, c’est bien qu’il croit un minimum dans le système judiciaire. Et en même temps, on voit bien qu’il y a aussi la croyance en une sorte de justice divine qui nécessite d’aller au-delà de celle des hommes. Il a cette idée d’une justice idéale à laquelle rien n’échappe. Pour Daredevil, cette dernière ne devrait justement pas être aveugle et personne ne devrait pouvoir se soustraire à son regard.
Ça renvoie sans doute à ce qui s’est passé pour son père : s’il y avait eu une telle justice, le système mafieux qui a permis le meurtre de son père n’aurait pas pu exister. Il y a chez Matt Murdock une sorte de cloison, ce qu’on appelle un clivage psychique : quand il est avocat, il croit apparemment fondamentalement au système judiciaire. Mais quand il est Daredevil, il croit que ce dernier n’est pas suffisant.
Mais il y a toujours quelque chose qui l’empêche d’aller trop loin – souvent une rencontre avec le Punisher, qui, lui, a franchi les limites –, si bien qu’il n’hésite pas à passer devant la justice des hommes pour expier ses fautes et purger sa peine si nécessaire.
Il frôle toujours une sorte de frontière en se demandant jusqu’où il peut aller, mais ce qui le préserve, c’est que lui-même porte un jugement permanent à son égard, c’est le rôle de ce qu’on appelle le “surmoi”. C’est d’ailleurs ce qui est intéressant chez Daredevil, car, pour un super-héros aveugle, on pourrait dire qu’un des points fondamentaux qui le caractérise, c’est le regard : le regard perdu pour l’extérieur qui est sans arrêt tourné vers l’intérieur.
Anthony Huard est psychologue, psychanalyste et auteur de Freud & les super-héros (éditions l’Opportun).