Traductrice pour l’armée américaine avant le retour des talibans à Kaboul, Donya, réfugiée aux États-Unis, a du mal à dormir. Employée dans une fabrique de fortune cookies, la jeune femme esseulée va tenter de changer le cours de sa vie. Malgré sa beauté formelle, le quatrième long-métrage du cinéaste iranien Babak Jalali reste quelque peu engoncé dans les références qu’il convoque.
Fremont appartient à ce genre de films qui, sans une pointe d’orgueil, font fondamentalement du bien au cinéphile, le confortent, l’apaisent. Ils l’ennuient un peu, aussi, mais cela fait partie du plaisir et c’est parfois même, au contraire, le signe d’un film réussi. Une douceur que d’aucuns trouveront inoffensive, voire suffisante, mais qui pourtant procure un sentiment d’apaisement.
Fremont, auréolé du grand prix du jury lors du dernier Festival du cinéma américain de Deauville, ne renierait sans doute pas le cinéma – entre autres – de Kelly Reichardt, dont le dernier film en date, Showing Up (2023) affichait un sens de la durée et de l’économie narrative assez similaires au nouveau film de Babak Jalali.
Des films singuliers qui s’écoulent plus qu’ils ne se déroulent, qui ne se préoccupent pas d’une quelconque « efficacité » et ne s’embarrassent pas d’un cahier des charges calibré ; des capsules poétiques qui, au fond, se suffisent à elles-mêmes.
La route de la fortune
Dans Fremont, quatrième long-métrage du réalisateur et scénariste iranien Babak Jalali, co-écrit avec Carolina Cavalli, Donya (Anaita Wali Zada, journaliste afghane dont c’est le tout premier rôle au cinéma), une jeune traductrice exilée aux États-Unis après avoir été évacuée d’urgence face au retour brutal des talibans à la tête de son pays natal, mène une vie solitaire rythmée par son travail dans une fabrique de fortunes cookies dans les environs de San Francisco.
Le soir, elle dîne seule dans le restaurant d’un vieux tenancier turc rivé à sa vieille télé, croise la route de compatriotes visiblement hébergés dans le même motel, aimerait obtenir des cachets pour mieux dormir et se coltine ce faisant une série de rendez-vous chez un psy (Gregg Turkington, gueule atypique à la fois inquiétante et doucereuse, qu’à vrai dire on verrait bien en Pingouin à Gotham City), obsédé par la lecture de Croc-Blanc (1906) de Jack London.
Profitant d’une montée en grade inattendue, Donya se voit alors chargée de rédiger les fameux dictons dissimulés dans lesdits biscuits. Actrice du destin des autres, Donya va cependant tenter de modifier le cours de sa propre vie en glissant son numéro de téléphone dans un des biscuits. Rien ne se passera exactement comme prévu, mais son chemin l’amènera au bout du compte à rencontrer un garagiste sympathique incarné par Jeremy Allen White, la révélation de The Bear, série phare de Disney+, dont l’apparition, quasi surnaturelle, porte le film à des hauteurs plus directement oniriques, en tout cas purement cinématographiques.
Tout à coup, Jalali filme subtilement la rencontre de deux solitudes qui n’auraient peut-être pas dû se croiser et qui peut-être – et c’est là, la véritable fortune que le film invite à croquer – chemineront un temps ensemble.
Sous influences
On a d’abord évoqué Kelly Reichardt, mais on pourrait également convoquer Wes Anderson, en termes de composition des plans, d’écriture de certaines scènes, de cette manière très décalée et millimétrée des comédiens de camper un large spectre d’émotions ; mais le film, dont le noir et blanc semble comme surgi d’un autre temps, brigue plus nettement l’influence du cinéma d’Aki Kaurismäki – Les Feuilles mortes, auquel on ne peut pas ne pas penser dans la dernière partie du film – et de facto de Jim Jarmusch (le réalisateur de Dead Man et Last Night on Earth ayant lui-même été largement inspiré par le cinéaste finlandais… et réciproquement).
Fremont emporte la mise précisément là où il ne cherche pas à faire impression, là où s’efface le poids de ces références imposantes ; quasi intégralement composé de plans fixes, serrés sur ses personnages, très économe, voire minimaliste, sur la forme. On le voit notamment à travers une bande originale très sporadique, des dialogues méticuleusement pesés et entrecoupés de silences, très peu de mouvements de caméra, et une grammaire cinématographique très conventionnelle.
Le film avance à petits pas, sans doute avec un poil d’arrogance – on aurait aimé un peu plus de lâcher-prise – et sans jamais vraiment dévier de son programme. Sans aller jusqu’à crouler complètement sous le poids de ses influences, Jalali a néanmoins du mal à couper les ponts et à créer de l’inédit.
Son indéniable joliesse – quoiqu’enracinée dans ce tropisme redondant du cinéma « indépendant » américain (et qui atterrit souvent sur les plateformes) consistant à croire qu’un alliage de noir et de blanc et qu’un format carré suffisent à recouvrir n’importe quel film d’un vernis d’authenticité – serait ainsi bien trop insuffisante si celle-ci n’était pas systématiquement détrônée par ce tempo authentique, ce sens aigu de la déclamation, appuyé par l’humour pince-sans-rire teinté d’une profonde mélancolie que cultive le film.
Une tête avachie sur un clavier d’ordinateur, un changement de regard ou d’attitude au sein d’un même plan, un temps de latence entre deux répliques… Dans son découpage même, Fremont a le mérite de proposer un regard décalé, car situé dans les marges du rêve américain. Derrière sa langueur et son amertume, le film recèle aussi cette profonde drôlerie qui offre un véritable supplément d’âme à la relative indifférence que pouvait dans un premier temps susciter le long-métrage.
Fremont, de Babak Jalali, 1h32, avec Anaita Wali Zada, Gregg Turkington, Jeremy Allen White, au cinéma le 6 décembre.