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Kelly Reichardt : l’écart et le territoire

12 octobre 2021
Par Félix Tardieu
Michelle Williams dans “Wendy and Lucy” (2008).
Michelle Williams dans “Wendy and Lucy” (2008). ©Oscilloscope Pictures

À l’occasion du Festival d’Automne à Paris, le Centre Pompidou met à l’honneur la cinéaste américaine au cœur d’une rétrospective maintes fois repoussée en raison de la crise sanitaire. Son dernier film en date, First Cow, sortira exceptionnellement au cinéma le 20 octobre prochain.

Kelly Reichardt occupe une place tout à fait singulière dans le paysage cinématographique contemporain. Figure incontournable du cinéma « indé » américain, la réalisatrice originaire de Floride, forte de sept longs-métrages et plusieurs courts, continue film après film sa traversée du paysage américain avec le regard unique qui survole toute sa filmographie.

Après avoir fait ses gammes à l’école du musée des Beaux-Arts de Boston, où elle s’essaye au Super 8, Kelly Reichardt fait la rencontre décisive de Todd Haynes (Loin du paradis, Carol, Dark Waters) sur le tournage de Poison (1991) où elle travaille en tant que régisseuse et accessoiriste. Elle réalise son premier long-métrage, River of Grass, trois ans plus tard.

Au début de sa carrière, Reichardt tourne peu, faute de financements. Pour autant, la cinéaste ne s’arrête pas d’expérimenter, de créer, de donner peu à peu corps à l’approche minimaliste qui la caractérise. Pendant les 12 ans qui séparent River of Grass de Old Joy, son deuxième film, elle réalise quelques courts-métrages sans le moindre investisseur et s’attèle au montage de ses propres films. Cette longue période est alors moins un moment de stagnation que de gestation, au cours duquel la réalisatrice forge son autonomie.

L’Amérique au microscope

La vie ordinaire constitue possiblement le point d’entrée de tous ses films. Chacune des trajectoires que Reichardt saisit au vol, sur lesquelles elle n’imprime jamais de fin définitive, renvoie à des individus marginaux ou marginalisés, invisibles ou invisibilisés par la société dans laquelle ils se meuvent. Avec un cadre souvent restreint et un champ resserré, la réalisatrice concentre son attention sur les gestes quotidiens de corps pris dans un habitus qu’ils répètent mécaniquement (d’où la filiation avec le cinéma de Robert Bresson ou de Chantal Akerman), malgré l’espace apparemment sans frontières qu’ils traversent. Reichardt fait apparaître à l’écran des destins restés hors-champ, éclipsés par ce mythe de la conquête consubstantiel à l’Amérique – à l’instar des pionniers égarés sur la piste de l’Oregon dans La Dernière piste (2010) – ou laissés sur le côté de la route, entre désespoir et désillusion, à l’image des individus jetés dans la pauvreté suite à l’ouragan Katrina dans Wendy and Lucy (2008) ou des écologistes dont la cause semble perdue d’avance dans Night Moves (2013).

Lisa Bowman (Cozy) dans River of Grass (1994).©Splendor Films

D’une manière ou d’une autre, les personnages qu’elle dépeint sont traversés par un besoin irrépressible de prendre la route, sorte de tropisme spécifiquement américain qui traverserait les âges et les genres, du western au road-movie. C’est le personnage de Wendy (Michelle Williams) dans Wendy and Lucy, qui retrace malgré elle la route des pionniers, espérant trouver du travail à l’Ouest ; ce sont Mark et Kurt dans Old Joy (2006) qui, dans un chemin inverse, migrent le temps d’un week-end de la banlieue de Portland vers les montagnes humides de l’Oregon – État qui habite quasiment tous ses films – pour tenter de ressouder une amitié qui périclite ; ce sont, plus explicitement, les caravaniers de La Dernière piste ou les deux amis de First Cow (2019) qui tentent de faire leur trou sur cette terre encore sauvage et pleine de promesses.

De même que son regard transperce les époques, Reichardt prend appui sur les genres pour mieux les subvertir et en scruter le contrechamp. « Tout en prenant acte, aujourd’hui encore, du mouvement vers une nouvelle terre et un autre avenir, Kelly Reichardt laisse le réel et sa résistance défaire la part mythique de cette Americana sur laquelle le commerce et l’individualisme des États-Unis ont prospéré », remarque justement Judith Revault D’Allonnes dans le récent ouvrage qu’elle consacre à la cinéaste : Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée (éd. De l’incidence, 2021).

La méthode Reichardt

Kelly Reichardt trouve dans la débrouille le sel de son œuvre. Budget serré, temps de tournage très condensé, peu de répétitions, peu de prises… Ce qui pourrait ressembler à un calvaire pour certains constitue au contraire la matière première de ses films. Sa manière de mettre en scène se confond d’ailleurs souvent avec la façon dont ses personnages se mettent en marche, tournent en rond ou font du sur-place. Dans une approche qui brouille constamment la frontière entre fiction et documentaire, Reichardt va chercher chez ses acteurs un naturel lié au déplacement et tente de saisir leurs réactions les plus spontanées.

C’est précisément lorsqu’ils ne jouent pas qu’ils se fondent dans leurs personnages : Reichardt saisit alors quelque chose de profondément authentique, une sorte de naturalisme qui s’impose sans forcer. De cet oubli momentané du jeu imposé par les conditions de vie des personnages, Reichardt tire un réalisme tout sauf larmoyant ou moralisateur, car toujours plaqué sur les conditions de l’expérience immédiate du réel. Ainsi, ses films ne contiennent ni turn-over, ni climax, ni set-up, ni pay-off, ni happy end, car le langage cinématographique qu’elle déploie est fait d’une succession d’errances et de flottements où l’individu est confronté à son environnement immédiat.

King-Lu (Orion Lee) et Cookie Figowitz (John Magaro) dans First Cow.©Condor Distribution

First Cow, son dernier film en date, est un rescapé de la crise sanitaire. Après une tournée de festivals indépendants en 2019, le film sort aux États-Unis quelques jours seulement avant la fermeture des cinémas en mars 2020. Le film a bénéficié d’une sortie en VàD en France cet été seulement, mais aura également droit, grâce à de valeureux distributeurs, à une sortie en salles le 20 octobre prochain. C’est donc l’occasion de découvrir en salles le dernier long-métrage de Kelly Reichardt dans toute sa splendeur, qui concentre peut-être toute l’essence de son cinéma : l’image granuleuse, la rudesse tranquille de l’Oregon, les murmures de la nature, des destins qui s’entrecroisent et une amitié qui naît dans le calme, en contrebas d’un monde en pleine agitation.

Son prochain film, Showing up, est actuellement en postproduction et marquera ses retrouvailles avec Michelle Williams dans la peau de Lizzie, une artiste à la veille d’une exposition qui va bouleverser le cours de son existence.

Affiche de la rétrospective consacrée par le Centre Pompidou à la cinéaste.©Éditions du Centre Pompidou/De l’incidence

Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée au Centre Pompidou, du 14 au 24 octobre 2021.
La billetterie est par ici.

Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste
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